Vues et vécus en Algérie et ailleurs. Forum où au cours des jours et du temps j'essaierai de donner quelque chose de moi en quelques mots qui, j'espère, seront modestes, justes et élégants dans la mesure du possible. Bienvenue donc à qui accède à cet espace et bienvenue à ses commentaires. Abdelmalek SMARI
Septembre noir
Cher lecteur, le drame du 11 septembre ne doit pas nous faire oublier un autre drame advenu dans le même mois. Il y a désormais plus de quarante ans eut lieu le massacre des réfugiés palestiniens perpétré par leurs frères de sang et de terre, les Jordaniens!
Ce modeste écrit rend hommage aux victimes de ces deux ''Septembre'' et aux victimes de toutes les injustices de la terre.
Qui est Kanafani?
J'ai sous les yeux la photo de Kanafani. Elle me le fait voir un homme jeune, digne et fier, avec un front large et sincère... une rose à peine épanouie sur la splendeur d'une aube à peine née. Il a un regard intelligent, sensible et déterminé comme s'il voulait, tout seul, relever tous les défis qui pèsent comme des montagnes sur l'existence humaine.
Cet homme, avec sa seule solitude, défie un de ces mondes humains (il y en a plusieurs) qui, malgré leur immensité et leur diversité, ne demeurent pas moins étroits pour un esprit assoiffé de liberté, las d'injustice et d'oppression.
Ces monde-cages qui écrasent nos âmes - aussi libres soient-elles - et les empêchent de vivre leur vie.
Ces mondes grands par leur médiocrité qui font pleurer plutôt que rire et que nous plaignons plutôt que nous craignons.
Ces mondes de mensonges et de mystifications donnés à boire à des peuples violés et déshonorés par leurs tyrans de monarques et de gouvernants; maltraités par des maîtres qu'ils continuent pourtant à avoir à la tête, à craindre, à vénérer.
Ces mondes stupides, morts de monotonie et de médiocrité, qui croient que le feu qui les brûle est la lumière même de Dieu (en personne!); elle les illumine plutôt et les inspire!
Ceux sont ces mondes égarés et endormis, où le mal règne et où sévit la misère, que Kanafani observait et dénonçait en vue d’une compréhension et d’un traitement.
La photo me donne à penser que Kanafani ne craigne pas ces mondes opprimants. Au contraire, il les affronte et les chasse avec force et courage: "!Vade retro ! - semble-t-il leur crier - Loin de nous! Vous n'êtes pas des nôtres!"
Parcours de l'homme...
Ghassan Kanafani, grand écrivain palestinien, naquit à Akka en 1936. Il passa son enfance avec ses parents à Jaffa jusqu'à 1948 quand il furent contraints de quitter la ville et d'aller errer dans la misère, la solitude, la ghorba et d'humiliation.
Ainsi à l'age de douze ans cet enfant, coupable d’être né palestinien, avait dû boire de ce putride cocktail de la bêtise humaine. Bientôt il s'était trouvé entre les mors du pain interdit et de la liberté confisquée.
Kanafani commença sa vie en enseignant dans les écoles d'une agence onusienne pour le Secours des Réfugiés Palestiniens à Damas. Plus tard s'établira au Koweit où il travailla comme enseignant et journaliste.
C'est dans cette même période (1956) qu'il commença sa production littéraire dont nous citons: « La mort dans le lit n°12 », "Des hommes sous le soleil", « La porte », « Un monde qui ne nous appartient pas » et le célèbre « Retour à Haïfa ».
Ces œuvres suffisent à elles seules de donner une idée succincte mais claire des soucis qui taraudaient Kanafani et, en général, l'écrivain arabe contemporain. Pauvres âmes en peine que sont ces représentants de la noble matière grise arabe!
Ils sont toujours aux prises avec un monde, arabe lui aussi( !), plein de contradictions et de misères. Un monde massacrant et massacré par la bêtise des hommes et les aléas de l'histoire; un monde tant de fois vexé et vexant, victime et bourreau, plusieurs fois avili, mort et ressuscité, comme ''remis à jour'', pour aller mourir de nouveau dans la misère et l'humiliation... un monde "arabe" par excellence, quoi!
Ce monde arabe qui ne sortait d'une colonisation odieuse que pour tomber sous le joug d'une autre mieux équipée encore, plus sophistiquée et plus efficace donc. Car elle ne cesse de s'inventer de nouveaux procédés et de nouveaux outils de destruction et d'oppression qui ne manquent jamais d’ailleurs de surprendre les Arabes, affligés comme ils sont par leurs sui generis « retard et paralysie » comme le disait Kanafani même...
Voilà ce qui caractérisent les Arabes et voilà ce qui tourmentent leurs intellectuels. Mais il y a des Arabes qui ont désappris l’art de pleurnicher et Kanafani en fut un : son engagement incite à l'indignation et à la colère.
Lève-toi et marche sur le sentier de la vie § car la vie n'attend pas celui qui dort.
Chantait déjà son compatriote Élia Abou Madi.
Le lecteur voit dans la vie et l'œuvre de Kanafani une espèce d'appel à cette indignation et à cette colère pour se remettre de la tragédie de l’oppression. Existe-il une condition plus tragique que celle qui s'abat sur l'homme le spoliant de sa terre et de ses biens, lui interdisant le pain, lui confisquant la mémoire et la liberté et toute autre humanité et ce sous le regard complice ou indifférent des habitants de la terre?!
Kanafani mourut dans la force de l'âge (1972) et s’il n'avait pas trouvé assez de temps pour régler ses comptes à un monde qui n'était pas son monde (et jamais il n'aurait pu être son monde) c'est que ce monde appartient à un système inventé par les oppresseurs et imposé, comme destin inexorable, aux vaincus et surtout aux lâches qui se complaisent à dormir ou à faire le mort.
Kanafani, le poète lucide et sensible, mourut sans avoir eu l'occasion de voir la fin du cauchemar:
le cauchemar des apatrides malgré eux,
le cauchemar des affamés malgré leur fierté et leur richesse,
le cauchemar des dépourvus d'une identité,
le cauchemar de ce peuple même qui a généreusement contribué à l'écriture de l'Histoire et qui, malgré ceci, le-voici vaincu, humilié, oublié... damné!
Parcours de l'œuvre
Kanafani mourut en martyr pour la liberté et la dignité, sans avoir gagné la quarantaine. Sa vie cependant fut une vie remplie de luttes nobles et de sublime poésie. C'était une vie radieuse que ni le destin ni les ennemis parvinrent à troubler ou à obscurcir.
Le lecteur de son œuvre s'aperçoit déjà, dès la première page, de la beauté du style, du courage de dire, du bon choix des mots, de la générosité des sentiments et surtout de l'honnêteté de l'écrivain... il était franc, authentique.
Justement, Kanafani n'épargnait aucun effort pour venir au secours non seulement des opprimés en Palestine mais aussi à ceux qui, en chaque coin de la terre, ont besoin d'aide.
Et dieu, et les hommes aussi, savent combien de droits légitimes de l'homme sont piétinés, où que soit cet homme et qui qu'il soit.
Son style est propre et clair; il ne contraint pas le lecteur à peiner et suer pour traverser les tunnels sombres et les labyrinthes sans issue de la condition humaine (celle qu'il observait); il lui donne au contraire une sensation de plaisir et il l'incite à réfléchir et à méditer (mais l'art, n'est-ce pas cette invitation tendre et agréable à la méditation?) sur ce monde immense comme l'homme et mystérieux comme lui, avec ses peurs et ses espoirs, ses larmes et ses chants, son bonheur et ses misères, son hostilité et sa fraternité.
L’œuvre de Kanafani nous montre un homme qui n'avait pas peur de scruter l'enfer des contradictions qui ont toujours secouer les hommes et les ont fait osciller entre la bassesse et la grandeur, et ce, depuis que l'homme est homme et l'histoire est Histoire.
Kanafani utilisait des mots simples mais précis. Et même quand il lui arrivait de recourir à quelque archaïsme linguistique, il le faisait délibérément dans le but de nous présenter une langue équilibrée entre l'étrangeté du passé et la familiarité du présent pour rendre l'idée de l'étrangeté de l'homme dans le cosmos et sa familiarité avec ce cosmos.
L'auteur recourrait au flash-back; dans la plupart de ses récits, nous le voyons introduire une petite histoire racontée au présent pour ensuite plonger dans le passé et, donc, dans le vif du sujet. Ce procédé rend plus vifs les souvenirs en les liant à l'instant du présent, créant ainsi non seulement l'unicité de l'histoire et des personnages mais leur donnant une certaine épaisseur historique et donc une existence tangible et une identité propre.
L'on peut penser que Kanafani fît partie de telle ou telle orientation idéologique (sclérosée sclérosant) de son temps. En réalité, il n'appartenait qu'à ses propres idées. Celles-ci étaient in progress, élastiques, en perpétuelle évolution et mouvement comme la vie, d'ailleurs.
Aussi l’auteur fit-il sienne l'éthique du respect et de l'indulgence qu'il offrait, avec générosité, comme cadeau à cette partie misérable de l'humanité malade de médiocrité et avide de chimères.
Cette humanité (l'image est de l'auteur) ressemble à un chaton aveugle et affamé qui, se trouvant sur le sein doux et chaud d'un chat et se croyant en présence de la mère, se met à chercher obstinément un lait mais il ne recueille que des gouttes de sang !
La Palestine fut la « cause » de Kanafani (comme elle fut et demeure la cause de ses compatriotes) mais elle pourrait être utilisée comme prétexte pour critiquer la société des hommes - n'importe quelle société - qui recèle dans ses viscères, hélas, plus de mépris et pour l'individu et pour sa liberté que de respect ou de compréhension.
Dans la « Boîte de verre » l'auteur excelle dans la description des ouvriers prolétaires qui se comportent comme une bande de prostitués et dénonce leur hypocrisie et leur ignorance qui les contraignent à se couvrir le visage de sueur et de fausse pudeur en croyant ainsi couvrir leur complicité et se débarrasser de leur soumission et de leur lâcheté.
Il se peut qu'ils restent pendant toute la vie enfermés dans cette boîte, à monter ou à descendre les étages dont elle est faite, comme des fourmis, sans jamais oser en sortir et sans jamais essuyer leurs corps de la sueur et guérir leurs âmes de la honte.
D’autres soucis
Kanafani n’était pas fanatique dans son combat : ce n’est pas l’homme mais l’oppression et l’injustice qu’il haïssait dans l’homme. Et puis il n’était pas obsédé par le seul problème de la Palestine.
En effet, dans « Les moutons crucifiés » et « Le cobra » on le voit s’attaquer au spectre de la technologie devenue un despote impitoyable.
Ce tyran qui a asservi l'homme, au lieu de le servir, continue à avancer toujours, inexorablement, comme un cobra noir et sombre, comme la mort... tantôt il crucifie des gens, innocents comme des moutons, tantôt il boit le sang de l'homme sans jamais en avoir assez, sans lui savoir gré, sans avoir pitié de son innocente nécessité.
Kanafani aimait aussi les enfants et il les aimait tellement. Est-ce qu'il s'était lassé du monde des adultes corrompus, ennuyants et ennuyés à force d'avoir trop vécu dans la médiocrité et dans l'hypocrisie, incapables de sortir de l'univers étroit qu'ils s'étaient confectionnés?
En fait Kanafani, avec ses récits, semble psalmodier cette prière pour la liberté:
Jeunesse tu es notre espoir § grâce à toi l'aube est à notre portée.
Les enfants sont les héros de demain qui ne tarderont pas à renverser l'adulte inutile, avec ses lâchetés, ses trahisons, ses habitudes à aimer la vie de la soumission et de l'infamie.
La lettre de Messaoud, dans ce sens, ne peut être que l’amer constat de ne pouvoir plus retourner à sa ville natale. C'est aussi le symbole de l'étrangeté de l'enfance face au monde des adultes qui eux sont des proies faciles de la médiocrité.
Adultes qui ne trouvent rien de plus voluptueux qu'exercer leur arrogance et leur cruauté sur les plus faibles pour les soumettre, les exploiter, les humilier et tuer en eux l’espoir et la dignité d'appartenir à la race des hommes.
La dignité, voilà ce qui devrait remplir la tête et le cœur des hommes.
Quand l’homme semble avoir tout perdu, quand il ne lui reste que la misère et les larmes pour exprimer cette misère, il lui reste quand-même de réelles chances de salut. Donc il ne doit pas se laisser abattre par le désespoir. Au contraire, il doit s'estimer capable de briser les chaînes de la servitude et de faire sauter les jougs de la misère.
Peu importe la source de cette misère : qu’elle vienne d'un vendeur de grain, du rédacteur d'un journal ou d'un ami, dans tous les cas elle ne sait générer que douleurs et souffrances.
Rester ? partir ?
Qui revient dans un monde, comme le "Retournant" à Haïfa, trouvera des hommes qui attendent. Ces hommes ressemblent à des clous enfoncés dans des murs dépouillés des tableaux qui autrefois les décoraient. Cependant il n'est pas dit que ces clous ne puissent plus porter les mêmes tableaux, bien entendu, s’ils continuent d'exister encore.
C'est une belle image, celle qui décrit les fils fidèles à la Palestine qui ont choisi de rester et résister en défiant ceux qui les forçaient à l'exil et à l'humiliation.
Ces héros n'ont pas cédé au chantage des fusils et du feu comme ont fait plusieurs de leurs compatriotes et contemporains.
Le même Kanafani, enfant, fut contraint de laisser la Palestine. C'était peut-être pour cette raison qu’il s'était scandalisé par ceux qui s'étaient trouvés « bien et à l’aise » dans l'exil; ils auraient dû rester pour renforcer la résistance et accompagner les martyrs.
Voilà pourquoi les martyrs ne leur appartenaient pas. Les martyrs étaient les frères de ceux qui n'avaient pas trahi la cause, ceux qui étaient restés dans la patrie pour lutter à leurs côtés, pour les aider et leur insuffler espoir et courage.
Khaldoune était l'un de ces héros résistants quand il répondit à ses parents qui étaient revenus après vingt ans d'absence pour le convaincre de laisser l'armée israélienne et partir avec eux en exil: «Incapables! Incapables! Vous êtes liés avec des chaînes lourdes de retard et de paralysie! »
C'était aussi cet homme Kanafani, selon quelques uns de ses écrit.
Smari Abdelmalek