Vues et vécus en Algérie et ailleurs. Forum où au cours des jours et du temps j'essaierai de donner quelque chose de moi en quelques mots qui, j'espère, seront modestes, justes et élégants dans la mesure du possible. Bienvenue donc à qui accède à cet espace et bienvenue à ses commentaires. Abdelmalek SMARI
« Poète (homme et citoyen), mon ami,
rendons le cœur intelligent et donnons
du cœur à l’intelligence »
« On peut garder tous ses espoirs
et perdre toutes ses illusions. »
Malek Haddad
Il nous arrive de remarquer la permanence des stéréotypes et de certains lieux communs. Mais tant que ces stupidités ne nous agacent pas par leur moisissure, tant qu’elles ne nuisent pas à notre santé morale ou à l’entendement avec le venin qu’elles distillent, on ne les considèrent pas trop. Au contraire on tend à les répandre alentour avec générosité et sans souci de les épuiser. Mais le problème, c’est que dans le même temps l’on se soucie trop - par conscience ou accès de moralité – de la persistance de la médiocrité, de l’aliénation et de la mystification … l’on s’étonne même … C’est que la réalité est en perpétuel changement contrairement au langage qui, lui, ne peut pas suivre le rythme de la vie. Il ne peut pas s’ajourner à chaque instant et en chaque lieu. Il traîne souvent derrière les exploits et le mouvements de la vie. Il lui arrive de moisir donc. Oui il pourrit et il sent mauvais et il a besoin d’être changé et toiletté continuellement. Le langage est important car autant qu’il se fait être, il nous fait être : en existant il nous donne une certaine existence. En s’ajournant il nous permet de nous renouveler. En cherchant de s’adapter au rythme de la réalité il nous permet de nous adapter et de nous ajourner. Ainsi nous empêche-il de nous avarier, de nous périmer et de tomber en désuétude. Il nous faut donc mettre en question le langage, l’interroger, le bousculer dès qu’il donne le moindre signe d’assoupissement pour qu’il se réveille, pour qu’il se meuve, pour qu’il revienne à la vie et nous fasse vivre à notre tour. Ce conseil vaut surtout pour homo berbericus. En ce qui suit je vous présente, cher lecteur, un exemple de ce type de problèmes. C’est une modeste intervention que j’avais faite à l’occasion de la présentation d’un livre. Je dois ajouter – pour l’histoire - que ce texte m’avait coûté quelques amitiés :
« Avec cet écrit, je continue mon travail de critique systématique aux produits de la culture. Je m’intéresse seulement à des questions que je pense qu’elles soient pertinentes ; à des questions que mon énergie et ma sensibilité me permettent d’examiner et d’analyser. Mon but est de faire fructifier – non pas dénigrer ou détruire – les produits culturels. Pour ce faire, pour produire à ma façon de la culture et – j’espère – des valeurs, chaque occasion ou prétexte sont bons. Je pars d’un livre publié par Franco Angeli, Milan 2002, et qui a pour titre « Accueillir et guérir ». Ouvrage dirigé par Renato Rizzi e Augusto Iossa Fasano. C’est un livre centré sur la psychologie qui devrait gérer les rapports complexes entre patients, médecins-psychologues-psychiatres et institutions. A cette complexité s’ajoute la particularité des patients : ils sont de provenance de presque tous les pays du monde (immigrés en Italie). Il y a en outre les limites théoriques et épistémologiques de la discipline même et l’enthousiasme des auteurs avec leur hâte de vouloir catégoriser le fait psychologique, rarement saisissable ! je pense en ce moment à ce que j’ai lu un jour dans un manuel de psychologie : « Quand une personne arrive d’avance au boulot, on la considère de structure anxieuse ; quand elle arrive juste à temps, elle est maniaque ; enfin si elle arrive en retard, elle est taxée de négligence. » L’on déduit de cette aberration du raisonnement que la personne en question - dans tous les cas possibles – se fonde sur une structure névrotique ! Cette anecdote résume l’embarras de la psychologie (essentiellement auto-référentielle pour paraphraser Karl Popper) devant la difficulté d’être objective ou scientifique ; devant la difficulté de rendre compte du fait psychologique d’une manière claire et précise et donc inconditionnellement vérifiable et applicable à n’importe quel type de comportements, de situations ou d’attitudes psychologiques. Un psychologue, bien qu’il ait un esprit critique, ne peut pas résister à la tentation de croire qu’il suffise seulement de recourir aux méthodes, aux présupposés et au langage ou à la littérature qui ont cours en telle discipline pour pouvoir scientifiser ladite discipline !
Le « Nous » utilisé dans ce livre a un rôle compacteur qui colmate des rangs de cohésion douteuse, de solidarité incertaine et d’identité fragile. Ces rangs constituent une mosaïque dénommée Occident. Oui les idéologues de ces aires géographiques disparates (mais qui se veulent compactes) nous veulent faire passer le mot-mythe Occident pour une entité concrète, monolithique et infrangible. En réalité ces tentations obstinées de construire une telle entité traduisent le mal de vouloir-catégoriser le monde coûte que coûte. Tentatives qu’on rencontre d’ailleurs dans divers produits culturels à commencer par ceux des mass media en passant par ceux des livres, de la télévision, de l’art, des différentes anthropologies, des infinies ethnologies et ethnographies, de la musicologie et de la psychiatrie ethniques, jusqu’aux résultats des fameuses mais combien fumeuses expertises des orientalistes et de leurs innombrables charlataneries sur l’orient et les orientaux. Pour se rendre compte de ces efforts de catégorisation aussi ridicules que tendancieux, l’on pense au langage venimeux, humiliant et scandaleusement tribalisant et primitivisant qui accompagne les atrocités commises par l’Empire du moment et ses acolytes ou états vassaux à l’encontre des peuples vaincus et qu’on soumet pour exploiter proprement ! alors qu’il s’agit d’un massacre et d’une destruction systématiques qui ont cours sous notre regard comme en ces jours en Iraq, en Afghanistan, en Somalie. Hier c’était d’autres nations et d’autres pays (le calvaire de l’Amérique latine, de la démembrée Yougoslavie). Demain ce sera le tour d’autres encore (l’Iran et la Syrie ne sont-ils pas dans la cible des faucons de l’empire, ces rapaces abominables, ces horribles oiseaux de proie?). C’est une destruction inexorable des pays faibles que l’histoire moderne de l’humanité nous est en train de démontrer chaque jour.
Pourquoi un tel massacre et une telle destruction ne suscitent-ils pas des réactions énergiques et efficaces de la part des hommes dignes et libres ? pourquoi tels crimes contre une partie de l’humanité (toujours la plus faible malheureusement) restent-ils impunis ? pourquoi la nation la plus occidentale et la plus civile de la terre a-t-elle accepté la sale besogne d’exterminer des peuples entiers et d’effacer des Etats souverains ? pourquoi a-t-elle assumé le destin du génie maléfique et choisi le chemin de la barbarie, alors qu’elle dispose d’une infinité d’atouts et d’avantages pour affirmer sa grandeur et sa suprématie ? Pour trouver une réponse à ces questions, il suffit de considérer la littérature et le langage qui font de cortège et d’édulcorant (une espèce de lubrifiant, de vaseline, de pommade ou onction organiques, une sécrétion intime) aux agissements amers, primitifs, sauvages, mortels, nihilistes, franchement destructeurs. S’il est vrai que le langage crée la réalité, il est aussi vrai qu’il est capable de la modifier ou de la détruire … s’il veut … quand il veut. Ce Nous donc est utilisé comme un ciment organique qui en générant la cohésion d’un groupe donné, il le crée en même temps qu’il crée l’Autre, avec une différence fondamentale que le Nous est – toujours et inconditionnellement – angélique, pendant que l’Autre est l’enfer. Ce Nous a trouvé sa pleine vocation dans une bêtise qui, bien qu’épistémologique, ne reste pas moins sadique et barbare et dangereuse par ses conséquences immédiates et à long terme : il s’agit de « la guerre infinie ». Celle-ci – la citation est de A. Asor Rosa, tirée de “La guerra” - Gli struzzi, Einaudi, Torino 2002. « La guerre infinie – dit-il - compacte de l’intérieur l’Occident (moi je dirais le mosaïque U.S.A. surtout), tend à en empêcher la moindre articulation autonome et la moindre différentiation, transforme inévitablement les alliés en vassaux ou en complices, met les conditions pour demander impérieusement au reste du monde un comportement analogue, étend inévitablement les frontières de l’Occident avec la contrainte guerrière au lieu, éventuellement, de la persuasion diplomatique ou l’illuminée manœuvre économique. »
Le Nous, bien qu’il soit un simple mot, est surchargé de sens différents et inattendus. Il est une corposité constituée par des valeurs, par exemple : être moderne, moral, occidental, européen ou américain, digne, heureux, sans problèmes si l’on exclut la gène que l’Autre nous cause par sa seule existence. Mais cet Autre nous est nécessaire et vital même. Il nous donne le prétexte pour nous admirer et tisse un sens à notre existence. Voilà pourquoi il nous importe de le créer. Et s’il nous arrive de le détruire, on court à le ressusciter. Il est toutefois improbable qu’on le détruise entièrement. On doit en garder des souches et des matrices pour le reproduire à des coûts moindres et convenant. Cet Autre que la modernité a rendu paradoxalement malheureux et incivil, en plus d’être non-occidental, est quelqu’un qui est confronté à une crise d’identité ; il est quelqu’un qui, s’il n’a pas encore perdu son identité (sa dignité donc), il doit la perdre ! n’est-ce pas paradoxal d’accuser le non occidental, le sous-développé donc, de perdre les pédales devant une modernité qu’il ne possède pas et à laquelle il ne contribue par rien si non par son parasitisme ? Qu’on ne dise pas que c’est justement à cause de son incapacité de maîtriser et dompter le flux continu d’innovations et d’inventions qu’il perd les pédales ; qu’on ne dise pas surtout que c’est à cause de la stupeur et de l’éblouissement devant la fulgurante modernité que le sous-développé décompense et se met en crise. Ce serait incroyable car paradoxal : la stupeur et l’éblouissement sont des conditions fondamentales pour l’acquisition de la Connaissance. Or le sous-développé est un éternel grossier et ignorant. Comment aurait-il pu accéder au privilège des penseurs, des philosophes ou des génies inventeurs ? Le sous-développé ne se présente-il (ou ne le présente-t-on) pas – de par sa nature de parasite – comme un opportuniste, stupide, incapable même de lire ou de comprendre le mode d’emploi qui accompagne nécessairement les gadgets et autres prêt-à-porter technologiques et cadeaux qu’on lui destine, ingrat par-dessus le marché ? Comment peut-il être affecté ou touché par les conséquences de l’impact avec une chimère qu’on appelle modernité et qui n’aurait aucune existence dans son esprit – à supposer qu’il en ait un ?!
La crise d’identité, Messieurs, c’est le luxe des conscients. C’est la tragédie des grands. C’est le prix à payer pour les gens vivants. C’est le privilège de l’occidental, en somme. L’Autre, le non occidental par contre, devant le même phénomène Modernité ne saurait développer rien d’autre que la joie d’en profiter, d’user et d’abuser. La seule crise qui peut en découler ressemblerait à celle qui a frappé le peuple irakien sous l’embargo et sous les bombes des années 90 et des années 2000. La seule crise qui le frappera lui viendra le jour où – en vertu d’un sevrage-embargo - on lui fermera au nez le débit des gadgets et des joujoux technologiques qu’il a appris à fétichiser à merveille. En fait le flux ininterrompu des défis que la modernité pose et oppose au monde entier, pourquoi devrait-il troubler par définition, de préférence, uniquement le malheureux-non-occidental, l’Autre ? une telle hypothèse serait vérifiable et se rencontrerait seulement chez l’heureuse tribu du Nous en tant que promotrice et maîtresse de la modernité. La tribu du Nous en fait participe pleinement à la création et à la modélisation de cette modernité. Un petit calcul mental concernant les sacrifices et les angoisses devant l’inconnue du changement inexorable et souvent imprévisible nous donne une idée du prix à payer pour être moderne. Un prix très élevé qui mine la sérénité, pour ne pas dire le bonheur, de l’occidental. Oui l’occidental ! n’est-il pas seul protagoniste et promoteur de la modernité ? Un tel destin n’est point facile car les remises en question sont violentes, incessantes, insistantes et invincibles ! Cette frénésie folle, fiévreuse, infernale n’est-elle pas le signe d’une crise ? une crise qui si elle devait affecter quelqu’un ce serait bien l’occidental. Cette Déesse cruelle devrait gouverner les seuls humains qui lui rendent les honneurs dus. Quant aux misérables sujets de l’Histoire, hommes non occidentaux, combien d’efforts effrénés et éreintants devraient-ils fournir encore, combien de distances devraient-ils encore parcourir pour réussir à se mettre en crise et à mettre en question leurs habitudes et leur doux-vivre sécurisants et rassurants pour accéder au statut de l’homme occidental ? A suivre
Smari Abdelmalek.