Vues et vécus en Algérie et ailleurs. Forum où au cours des jours et du temps j'essaierai de donner quelque chose de moi en quelques mots qui, j'espère, seront modestes, justes et élégants dans la mesure du possible. Bienvenue donc à qui accède à cet espace et bienvenue à ses commentaires. Abdelmalek SMARI
Le plus grand problème des nations du tiers-monde, souvent fragiles et cibles du chaos des nations puissantes, consiste en le divorce entre les peuples et les états qui les gouvernent. Et ça c’est du chaos. Et quand il se trouve des nations encore mal organisées mais qui veulent mettre de l’ordre dans leur existence ou qui réussissent à le faire, en soudant cette cassure mortelle entre gouvernés et gouvernants, il ne manquera pas des nations prédatrices qui œuvrent d’arrache-pied pour les en dissuader ou qui interviennent par des menaces ou par des agressions militaires pour rétablir le chaos. Et c’est ce qu’on voit avec ce qu’on appelle les printemps arabes.
Le cas des Algériens est un exemple éloquent : ayant été écartés de la sphère du pouvoir pendant presque cinq siècles, ils ont oublié ce que le mot pouvoir signifie. Ce pouvoir ils l’ont toujours subi contre leur volonté, à tel point qu’il fut devenu synonyme d’abus et d’oppression. Ils ne leur arrive plus à l’esprit de concevoir ce pouvoir comme la garantie et la promotion des droits à une vie digne et souveraine. Il leur est devenu impossible de comprendre la nécessité de se gouverner par eux-mêmes et de savoir le faire. L’absence de cette culture politique les a portés plutôt à répugner jusqu’à l’idée même de faire de la politique ; celle-ci ayant été toujours l’apanage des dominateurs étrangers qui les avaient envahis, occupés, asservis et jetés hors de l’histoire.
Et quand la volonté de l’homme algérien et l’étoile favorable de l’histoire leur ont rétabli ce sens perdu de la politique et les ont remis de nouveau en plein dans l’histoire, leurs prédateurs cherchent à leur détruire ce bien précieux, en semant des doutes sur l’honnêteté de leurs concitoyens gouvernants, chair de leur chair. Les médias acharnés de ces prédateurs n’ont de cesse de les bombarder avec de l’intox pour les replonger de nouveau dans la cassure citoyenne à peine rétablie et qui est sur la voie de guérir. Leurs représentants politiques ainsi que leurs experts et leurs alliés et clients accusent nos gouvernants d’être des despotes et des nababs corrompus et le reste de la population d’être soumise et imbécile, et ils nous incitent à la rébellion en nous inspirant jusqu’aux slogans à vociférer, du type : A bas l’état, tout l’état, personnel et institutions !
De l’autre côté, obnubilés par cette propagande nos concitoyens pensent encore que la politique est une affaire de samaritains ou elle n’est pas de la politique. Cela, quand ils arrivent à ne pas en faire l’apanage des nations dominatrices !
Selon l’historien, Giovanni Brizzi, Scipion fut un grand général romain parce qu’il était un grand observateur, admirateur, adversaire et ennemi d’Hannibal. Il avait appris l’art de la guerre du grand général carthaginois. Ce dernier, habillé et imprégné de la culture grecque « éduqué grecquement à la raison », recouvrait son corps avec la peau des lions, « mais là où celle-ci n’arrivait pas, il la complétait par la peau du renard. » 2
Qu’est-ce que la guerre si ce n’est l’extension de la politique par d’autres moyens (cruels) ?
Et qu’est-ce que la politique si ce n’est la force et la ruse ?
Et qu’est-ce qu’un grand politicien s’il n’est pas un homme avec la force du lion et la ruse du renard, comme le spartiate Hannibal enseigne d’intuition et comme le théorisera plus tard Machiavel ?
Telle est l’essence de la politique et voilà pourquoi elle ne peut être l’affaire de bons samaritains ni avoir d’éthique ; ou, du moins, son éthique à elle ne saurait être jugée à l’aune de celle des individus.
« Governo ladro ! » ont l’habitude de crier les Italiens quand il pleut et que la pluie n’est pas la bienvenue ou quand quelque chose dans leur vie ne marche pas bien… une sorte de « C’est la faute à l’état ».
C’est de cette « insolence » ou « immoralité » de la politique que vient le hiatus qui sépare l’individu de la politique en Algérie. Une réalité bien concrète et diffuse chez tous les peuples politisés – et il n’a jamais existé un peuple sans politique. Une réalité à laquelle les nations dominantes tirent crédibilité pour leur mystification lorsqu’elles prêchent aux populations aliénées et dominées la mauvaise foi des dirigeants locaux, leur mauvaise gouvernance, leur corruption et leur despotisme.
A cette nature vicieuse de la politique et à ces manœuvres des nostalgériques (nostalgiques de la colonisation) et de leurs armées d’aliénés locaux, il faut ajouter les cinq siècles de domination ottomane et française qui avaient exclu les indigènes non seulement de s’autogouverner mais de participer à leur propre gouvernement ! ce fut une exclusion absolue, rigoureuse et impitoyable, à tel point qu’au cours de ces longs siècles il n’y avait jamais eu de chefs ou de responsables de gouvernement issus des Algériens. Tous les dirigeants étaient des étrangers - et devaient appartenir à la nation qui dominait l’Algérie. Tous étaient des intrus qui ne faisaient rien d’autre que profiter de cette domination et faire profiter leurs compatriotes. Les Autochtones - dépouillés de leur droit de se gouverner eux-mêmes, de vivre librement et en sécurité, de s’éduquer eux-mêmes, d’avoir des emplois décents, une vie humaine normale - étaient destinés à être utilisés comme chair à canon, comme main-d’œuvre sous-payée pour des corvées fatigantes et insalubres.
En plus, ces vaincus, même s’ils ne gagnaient pas une croûte de leur pain quotidien, devaient payer de lourdes taxes inhumaines. Ils ont été punis des peines maximales pour les moindres délits commis souvent pour des nécessités de survivance. Leur langue était considérée comme une langue étrangère et gare à celui qui la revendiquait comme langue du pays.
Même l’acte des Ottomans de céder l’Algérie aux Français - disait Assia Djebar - a été rédigé en turc et en français 3.
Mostefa Lacheraf a raconté que, quand il était étudiant, le bibliothécaire lui avait interdit de consulter des livres d’histoire 4. Puis il y a eu les fumades - chambres à gaz avant l’expression - où des villages entiers ont été asphyxiés et brûlés vifs ou morts avec leur bétail, les sévices corporels sur les résistants et les insurgés décapités et mutilés, exhibés sur la pointe des baïonnettes comme trophées de guerre et dont, jusqu’à aujourd’hui, certains musées (le Musée de l’homme à Paris) contiennent les crânes. Nous ne parlons pas de l’usage du napalm, de la torture, des fosses communes, des persécutions diverses ... des pratiques cruelles et perverses généralisées à tout un peuple durant toute la longue période d’occupation. Un peuple qu’on voulait réduire à une bête humaine. Après tout, l’intention était là et l’acte aussi : les Français voulaient nous appliquer la solution indienne. Ne sont-ils pas venus pour nous effacer ?
Les Ottomans n’en avaient pas fait moins. Après tout, de Tocqueville a conseillé à la France de s’inspirer de leurs pratiques et de suivre leur exemple : ne jamais permettre à l’indigène de participer au pouvoir, voire de s’en approcher. Les Ottomans avaient transféré toutes les richesses de l’Algérie, les cruels impôts, à la Porte Sublime. Ils avaient déboisé les forêts pour construire leurs flottes de guerre et de piraterie. Ils avaient envoyé les Algériens mourir pour défendre les frontières de leur vaste empire et pour des expansions ultérieures. Ils avaient fait une longue guerre à des peuples innocents au nom des Algériens. Ils nous avaient donc laissés une réputation tristement célèbre de pirates, de sanguinaires et d’ennemis de la civilisation ! Du reste, parmi les causes que la France avait invoquées pour justifier la prise de l’Algérie, il y avait la nécessité de mettre fin à la piraterie algérienne qui faisait rage en Méditerranée.
Ces ravages, qui ont représenté la politique et sa fonction en Algérie pendant cinq siècles, ont imprimé dans l’imaginaire algérien une honte, une phobie, une aversion viscérale pour la politique et pour ceux qui s’en occupent. En plus de son indifférence sui generis à l’égard de l’intérêt égoïste d’un individu, la politique - aux yeux des Algériens - pèche par ces pratiques perverses qui ont duré cinq siècles. Il est évident donc que non seulement l’Algérien ne fait plus confiance à la politique - même si c’est lui-même qui se gouverne désormais - mais il donne l’impression qu’il ne la connaisse même pas, qu’il n’ait pas la moindre idée de son importance vitale si ce n’est pour sa communauté au moins pour lui-même. Il a désappris le sens de l’État et le sens du bien commun. Il ne sait pas que la politique c’est lui-même.
Evidemment, il ne faut pas généraliser, car tous les âges sombres de l’Algérie occupée ont été traversés par des comètes incandescentes d’hommes lucides et courageux qui ont tenté de résister à cette misère historique et qui ont transmis le flambeau de la résistance à la postérité. Au fil du temps, l’Algérie s’est dotée de patriotes politisés qui, en combattant et en mourant, avaient sensibilisé grand nombre d’Algériens sur le sens de l’État. Et c’est grâce à cette conquête politique, à cette culture politique, que l’Algérie a obtenu son indépendance et construit un État et continue son travail de sensibilisation du reste de la population.
Oui, c’est un travail énorme, très fatigant et très exigeant, car le virus de l’apolitisme inoculé et entretenu pendant cinq longs siècles mute et de temps en temps entre dans un état virulent et cause des dommages considérables à la société et à l’État : pensons à la fitna de 1963 entre factions des révolutionnaires, au soi-disant printemps berbère, à la fameuse décennie noire ou actuellement au soi-disant hirak. Toutes ces fitnas sont des crises qui ont visé l’État ou du moins l’ont menacé parfois à main armée.
Evidemment, toutes ces crises mortelles ont été encouragées de l’extérieur, surtout par la France, presque exclusivement par elle… mais maintenant, avec les soi-disant printemps arabes, cette épée de Damoclès a changé de mains et s’est retrouvée entre les mains de l’empire américain.
Abdelmalek Smari
Bibliographie