Vues et vécus en Algérie et ailleurs. Forum où au cours des jours et du temps j'essaierai de donner quelque chose de moi en quelques mots qui, j'espère, seront modestes, justes et élégants dans la mesure du possible. Bienvenue donc à qui accède à cet espace et bienvenue à ses commentaires. Abdelmalek SMARI
« Je l'ai déjà dit, j'écris des romans et non des reportages journalistiques qui sont souvent simplistes et sensationnalistes. Un roman est une transcendance permanente de l'humaine condition. Il est complexe, polymorphe, élégant et nécessairement intelligent parce qu'il va chercher profondément dans les strates les plus obscures de l'humain. »
« Je n'écris pas pour la collection “Arlequins ” ni pour les midinettes, ni pour les adolescents! »
« … , il est vrai que j'ai beaucoup insisté sur la relation entre la guerre d'Algérie et la guerre menée par les terroristes islamistes contre l'Algérie. Et tout cela s'intègre très bien dans la terrible histoire de notre peuple qui a vécu la plupart du temps dans la souffrance, le malheur, le mépris et la déception. C'est la « Saga Algérie » mais il n'y a ni pleurnicherie, ni lamentations. Pace que l'histoire est ainsi faite. Elle est longue, avec des parenthèses courtes. »
Rachid Boudjedra sur le web : http://dzlit.free.fr/fascin.html
Boudjedra a réussi à braquer les puissants projecteurs de son extraordinaire capacité linguistique sur les très fins détails de la miniature qui représentait chevaux et cavaliers. Il a réussi aussi à saisir avec profondeur et précision les nuances et subtilités de la mémoire, de l’histoire, de l’instant et des choses de l’instant, des sentiments et des différentes sensations suggérées par les contours, les formes et les couleurs créant les scènes de cette miniature. Miniature qui à son tour recrée grâce à la complicité du regardant une foule de souvenirs et d’images empruntées tantôt à l’histoire tantôt à la mémoire. Miniature qui re-crée à son tour un lieu où émane une vie et grouille un tumulte de nostalgies et de sensations. L’auteur réussit donc avec un langage recherché, chaque fois renouvelé et élaboré - même si dans une certaine mesure il apparaît redondant et répétitif - à rendre compte des plus insaisissables sens de la réalité, réfractaire par nature, la réalité de la chose et de la dimension humaines (psychologie et histoire). En d’autres termes, l’auteur agit comme s’il voulait mettre à l’épreuve la langue (sa langue) et en sonder la capacité illimitée, en traitant le même argument à partir de plusieurs points de vue. Evidemment, ceci n’altère en rien le texte qui reste quant à lui fort dans sa structure, concis dans son exubérance, profond, intense, sensible et très beau donc. Ça veut dire que la langue, ainsi que l’argument, dans son immensité et sa richesse en détails et nuances, en sens et symboles n’a pas de limites. Avec cette ostentation d’érudition linguistique qui semble désirée et voulue pour elle-même, Boudjedra semble attirer notre attention sur la complexité de l’homme avec ses différentes contradictions. Il nous montre ça, partant de la condition de l’algérien saisie à travers la mémoire et l’histoire et à travers ses rapports avec son proche et semblable, cet autre « soi-même ». il nous montre le particulier pour indiquer le général. Montrer sa redoutable maîtrise de la langue ? L’auteur ne cache pas cet acquis. Il affiche d’ailleurs un certain orgueil de la grande connaissance qu’il a des langues et des langages aussi (celui de la peinture, du cinéma entre autres). Compliquer la réalité déjà complexe et compliquée, et ce indépendamment de l’homme qui la vit ? Ce mode de se comporter avec la langue, on le rencontre chez plusieurs écrivains modernes et même chez les auteurs arabes. Car écrire ou parler d’écriture c’est quasi exclusivement écrire ou parler de la langue. C’est comme le peintre qui voulant parler de peinture, il parle de lumière et de nuances d’ombre. Cette discoursation de la langue constitue un élément novateur chez les écrivains arabes qui ont toujours tenté et qui tentent encore de créer une autre langue avec de nouveaux styles, une nouvelle rhétorique, de nouveaux systèmes de signes et de graphie, enfin avec de nouvelles règles de grammaire. Si la langue entière est l’invention de l’homme, pourquoi est-ce qu’on doit hésiter à y rajouter quelques néologismes indispensables ? Cette recherche sans trêve d’un nouveau langage est le dénominateur commun à ces auteurs. Elle leur permet de fonder les possibilités d’une communicabilité entre eux et leur public. Les auteurs algériens aussi ont leur public. Un public martyrisé, pris dans la tourmente des aléas de l’histoire qui l’a aliéné et a fait de lui un « exilé dans la propre langue », un étranger dans sa propre culture, un analphabète bien qu’il ait hérité trois alphabets (punique, latin et arabe), un inhibé … un peuple sans expression bien qu’il possède – comme le dit le même Boudjedra « une terrible histoire … » … un peuple ou un public qui s’estime déjà assez heureux à peine réussit-il à glaner les restes d’une piètre dignité en se croyant apte et en droit de retourner à son profit (maigre consolation ?) le diktat linguistique du maître dominateur et aliénant et à se l’approprier comme s’il était un vraisemblable et sérieux « butin de guerre ». Pourtant ce public étrange possède une mentalité qui est un creuset de sagesse millénaire, de sensibilité, de langues, d’entendements, d’esthétique, qu’on ne peut absolument réduire à la seule culture coranique. L’Algérie a été une fois punique et une autre fois romaine mais elle a toujours été elle-même. Quant à la colonisabilité dont on parle à son sujet, elle n’est qu’apparente : quand les arabes arrivèrent, ce pays y a vu des visages peu étrangers, presque familiers, déjà vus chez les phéniciens. Avec la France c’est le souvenir de sa romanité qui s’est réveillé dans les algériens. La France a cherché d’ensevelir leur algérianité en les excluant malheureusement des contrées qui sont aussi les leurs et en le refoulant vers un dit Orient qui n’existe que dans la mentalité malade, mystifiante, perverse jusqu’à la schizophrénie, colonialiste et humiliante. Qu’on pense à la capacité de l’Algérie de s’être brillamment arabisée avec les arabes et francisée avec les français et malgré eux. N’est-ce pas étrange ? Qu’on pense de l’autre côté à la domination turque qui n’a laissé aucun « butin », ni de guerre ni de rien. Les turcs, oui qu’ils étaient étrangers en Algérie. Ils étaient comme une plante sur un écueil plat et brûlé sur une rive aride et justement ils n’ont pas pu ou su prendre racine en Algérie malgré les trois siècles de domination. D’ailleurs, il existe peut-être plus de mots italiens dans l’héritage linguistique des algériens que de mots turcs ou d’origine turque. N’est-ce pas étrange ça aussi ? De toute façon, une langue comme celle de Boudjedra serait à comprendre comme une sorte de mission, celle de re-positionner identitairement une Algérie que certaines conceptions erronées et mystificatrices donnent pour déchirée, tiraillée, oscillante entre les quatre points cardinaux. Cette langue raconte au contraire une Algérie qui se sent bien dans ses membranes. Une Algérie qui a bien rompu depuis la nuit des temps ses cordons ombilicaux avec n’importe quel point cardinal. Cette langue enseigne que tout ce que l’algérien conçoit et vit comme étant sien, ne peut être qu’algérien. Boudjedra écrit donc pour ça aussi. Il patauge dans l’océan de la langue, de toute la langue. Il lui arrive de la déborder pour aller fouiner ailleurs, pour pouvoir se passer de ses limites quand il n’en crée pas une nouvelle. C’est lui qui dit : « Il ne faut pas oublier que les écrivains (dans le monde entier) sont souvent paresseux et ne font que raconter d'une façon narrative, linéaire et donc simpliste, leur petite histoire. [au lieu d’aller] chercher profondément dans les strates les plus obscures de l'humain. » Comme Abbas El Aqqad qui, lui aussi, n’était ni paresseux, ni écrivait pour les paresseux? Quand il introduit une technique nouvelle, Boudjedra en est conscient. L’absence de ponctuation dans « La prise de Gibraltar » rend toutefois sa lecture difficile et sa compréhension exténuante ! Dans la version française l’utilisation de la majuscule (qui n’existe pas en arabe) rend le texte assez clair. Mais en arabe c’est un débâcle ! personnellement je n’ai pu le comprendre qu’en le lisant en français. Il aura le mérite de toute façon de nous avoir montré jusqu’où peut mener l’imitation aveugle et stupide des langages et des styles in-organiques à la langue propre. Ça ne peut être donc qu’une tentative échouée, mais qui reste pionnière, de forcer la langue et lui montrer ses limites et au même temps les capacités de l’écrivain qui demeure le maître et le recours indispensable dont elle dépend, si elle veut s’épanouir et servir et vivre encore. Il serait préférable cependant si les écrivains de sa trempe se mettaient à penser à une nouvelle forme plus sérieuse, cette fois, pour promouvoir la langue, au lieu d’en subir les limites. Boudjedra reste quand même fier de cette expérience (dynamiser et renouveler la langue), on le note à partir de ces mots : « C'est vrai que l'intertexte n'est pas utilisé dans le roman algérien. Et lorsque je l'ai introduit, dés La Répudiation, il a été mal perçu. Car c'était quelque chose de nouveau et qui demandait au lecteur une participation active et intelligente dans la compréhension de mes romans. Si l'intertexte et l'infratexte n'ont pas été utilisés par les autres écrivains algériens, c'est parce que c'est une technique innovante qui demande, d'abord, une érudition énorme et qui fait entrer dans le roman tous les autres arts, la philosophie, la mystique et toutes les sciences. » Notons en passant, qu’il ne pourrait être le seul algérien qui prête attention aux expériences nouvelles des autres littératures dominantes ou pertinentes. Il suffit de jeter un regard sur la production littéraire qui existe en Algérie et dans les pays voisins pour voir que cet élan innovateur ne date ni d’hier, ni du temps de la publication de « La Répudiation ». Ceci n’entame en rien la grandeur de Boudjedra. Quant à la langue principale de l’Algérie, langue dans laquelle a été écrit « La prise de Gibraltar », l’arabe, elle est la langue du Coran, une langue sacrée donc. Mais ce fut le Coran qui l’a élevée au rang universel. Il était le promoteur et le moteur de son évolution et de son enrichissement. Il en était la source enchantée et la baraka. En effet, c’est grâce au Coran que la langue arabe a atteint des pics sublimes de maturité, de fertilité et de beauté, unifiant et assimilant le reste des dialectes de la Presqu’île arabique qui loin d’abdiquer ont contribué à la création d’une langue forte, puissante, sacrée, géniale et très belle ; tellement belle que le ciel même l’avait élue et choisie comme langue pour les arabes - et non seulement ! - dans cette vie et dans l’au-delà. Il en fit donc une langue prestigieuse, dont le majesté a fasciné les peuples du monde du Moyen-âge et jusqu’à celui de la Renaissance, au cœur même et à l’aube de l’Europe moderne. Ne dit-on pas encore en Italie, quand une personne se trouve devant quelque difficulté : « Pour moi, c’est de l’arabe ! » ? Il est certain que la même expression était utilisée par les aspirants-savants qui allaient étudier à Bougie ou à Grenade chez les maîtres arabes. Alors, la langue du savoir, était l’arabe et l’expression « Pour moi, c’est de l’arabe ! » n’était que le signe et le paradigme de la modestie que le futur savant devait apprendre avant toute arrogance. Cette langue fait baver d’envie et d’extase encore les grands poètes d’expression arabe. Tous ces auteurs utilisent donc cette langue. Peut-être veulent-ils montrer qu’ils sont capables d’être à sa hauteur, la dépasser ou la battre même sur son territoire propre : l’originalité. Et qui sait ? il se peut qu’avec ce complexe d’envie/défi/profanation, les écrivains d’expression arabe veuillent aller outre la langue pour rejoindre le créateur/gardien de cette langue du ciel, de la terre et de l’au-delà, pour mériter à leur tour le statut de créateurs et faire la concurrence au Coran et au dieu de la langue arabe. Quoi qu’il en soit, notre auteur a fait une longue promenade non seulement dans l’histoire mais aussi dans la langue où il a utilisé jusqu’aux archaïsmes de l’arabe classique. En est témoin la référence qu’il fait dans ce roman à la légende du grand linguiste et érudit arabe, Ibn Mandhor. Il était Boudjedra, lui-même, à s’interroger sur le sens et l’utilité de vie d’un mot qui reste inactif et enseveli entre les tas de lignes des dictionnaires. Si un mot existe, il ouvre le droit d’être utilisé et il faut l’utiliser, semble nous dire Boudjedra. Est-ce un subterfuge de la part de cet auteur pour montrer et à la fois maintenir les mots/liens qui constituent les mailles d’une chaîne par essence ininterruptible ? Une chaîne qu’on appelle continuité de l’histoire, présence de la mémoire ou unicité de l’être social. Ce sont là quelques éléments qui évitent aux individus tout risque de morcellement et de fragmentation destructif et constituent l’identité saine, a-schizophrénique, homogène et harmonieuse d’une société donnée. Le recours aux mots rares, aux archaïsmes de la langue a fait de cet auteur un écrivain difficile. Pour lui la langue est une et indivisible. On ne saurait se passer de l’une de ses parties sans la dénaturer et dénaturer par là même tout discours qui se fait à travers elle. La langue doit être comme une mer, un oued ou une source qu’on a devant nous, à notre disposition. Qui a chaud ou soif, qu’il se rafraîchisse. Ce qui compte alors c’est l’assouvissement de la soif. S’il est désaltéré, il peut prétendre -et avec toutes les raisons du monde- qu’il a bu l’eau de la mer, qu’il a desséché le fleuve, qu’il a tari la source. Combien de mots peut avoir une langue ? combien en savons-nous ? In Sciences Humaines, les grands dossiers, n° 7, juin-juillet-août 2007, Achille Weinberg dit : « En tout, l’on estime que le vocabulaire adulte comprend plus de 100 000 mots. » La langue est immense. A suivre
Smari Abdelmalek