« La défense du règne ne dépend pas de l'armée
ou du trésor mais des amis (citoyens) ; ceux-ci tu ne
peux pas te les procurer avec la force et les armes ni
te les acheter avec de l’or. On peut les avoir avec les
services rendus, avec la loyauté : et qui est plus
ami d’un frère pour son propre frère, de quel
étranger tu peux te fier, si tu deviendras ennemi
des tiens ? je vous confie un règne qui sera solide
si vous serez braves, faible si vous vous comporterez
mal. Les petits états prospèrent avec la concorde,
avec la discorde les plus grands tombent en ruine. »
Micipsa in « La guerra di Giugurta » Sallustio
Beau problème
- Allo...
- Oui ?
- Eh, M. comment va ? Bon retour ! On m’a dit que tu as été en Algérie, comment l’as-tu trouvée ?
- Pas mal, merci...
- La famille ? Les amis ? Ils vont bien ?
- Oui, merci, mais cette fois on m’avait énervé un peu de plus...
- Que s’est-il passé ?
- Rien de particulier, les médiocrités habituelles, de tous les jours... seulement, cette fois je m’en suis aperçu avec plus d’acuité - ou au moins ainsi
m’a-t-il semblé…
- Signe de maturité. On mûrit chaque jour un peu…
- Je me suis aperçu d’un phénomène scandaleusement négatif qui caractérise les Algériens. Ledit phénomène se pose en ces termes : "Pourquoi notre pays
continue-t-il à supporter le joug de l’arriération citoyenne? Cependant ça m’a semblé d’avoir trouvé une formulation lucide à l'un de mes problèmes, d’ordre éthico-politique, les plus troubles
.
- Et alors ?
- En d’autres mots : "Pourquoi existe-t-il chez nous une rupture entre l'Etat et les Citoyens ?’’
- Sssiffle !!
- oui, c’est ça. Siffle tant que tu veux ! Beau problème, n’est-ce pas ?
- Selon moi, la raison est que votre pays n’a pas encore élaboré et assimilé donc la notion de l’Etat, comme il est advenu ici chez nous en
Occident.
- Pourtant l’Algérie, selon mon ex professeur d’histoire-géo, fut parmi les premiers pays à avoir reconnu l’indépendance des Etats Unis.
- Ah ! ? ...
La constatation commune est que dans les pays officiellement-dits arabes, l’Etat ou mieux le concept de l’Etat n’existe point. Ainsi est-il
pour d’autres notions modernes comme celui de Cité ou Citoyen. Plusieurs indices, pas seulement conceptuels, tendent à confirmer cette constatation. Indices que nous pouvons résumer comme suit :
les Citoyens - et j’entends par ce terme surtout les personnes qui ne se trouvent pas engagées directement dans la gestion des structures étatiques ou du pouvoir (gouvernement, armée,
collectivités élues, représentations diplomatiques...) - ne seraient pas capables de percevoir l’utilité d’un tel lien, d’un tel luxe… indispensable et de sa nécessité organique. En
conséquence, ils ne seraient pas capables non plus de participer à la gestion de la res publica qui ne serait rien d’autre que la gestion de l’ensemble de leurs propres affaires limites.
Limites car elles touchent les sphères communes, aux confins d'eux-mêmes, où ont lieu les contacts et les interactions entre les membres de la
communauté. De même, seraient-ils incapables de participer avec conscience et conviction à l’édification de leur pays. Cela signifie que, dans de ce genre de pays : ou il existe un Etat sans
Citoyens, dont les actions seraient des actes de violence, d’usurpation et de proxénétisme politique ; ou il existe un peuple sans Etat, dont l’existence serait une sorte de
vagissements et de végétativité amibiques (mode de comportement scandaleusement aussi passif que primitif) pour s’assurer les moyens basiques d’une survie rudimentaire. Cette
prémisse absurde peut déboucher directement sur une conclusion mortelle : si nous admettons qu’en Algérie l’Etat (ou son idée) n’existe pas, comment peut-on admettre l’existence concrète (en
cher et en os) des Citoyens et de leur Cité ? L’Algérien serait-il ce personnage d’Italo Calvino, Marcovaldo, qui bien qu’il vive dans la cité moderne, tout lui demeure
étranger : la publicité, le néon, la circulation ? Il ne voit rien de tout cela. Il ne sent que le poids du bagage paysan, d’un autre age, qu'il s’est porté et qu’il ne se lasse
pas de traîner encore derrière jusqu’à la fin de sa vie. La moindre manifestation de vie rurale accroche son attention et mobilise donc ses énergies et son zèle. A-t-il les sens si
atrophiés que ça ? De toute façon l’Algérien n’arrive pas à retrouver cette nature mythique, si saine, si pure dont il garde le souvenir et qui lui coule dans le sang. Il n’arrive
pas non plus, de par son refus ou son incapacité, à s’adapter à la vie dans la Cité. D’où son anachronisme. Dans les considérations de l’Algérien commun l’Etat se réduit à - pour paraphraser
Giuseppe Fiori – une entité hostile, un appareil monstrueux capable seulement de produire des régiments d’employés de Meks et de taxes appuyés par les forces de l’ordre pour la répression des
classes démunies dan leurs revendications légitimes. L’élite, si jamais elle existe chez nous, n’est pas capable de traduire les évènements de la vie de la Cité dans un langage compréhensible
pour la plèbe qui ne cache pas sa nature paysanne et ses modes grossiers et primitifs de vivre la modernité. L’Algérien parait incapable de penser la politique (cette forme de participation à la
vie publique), les formes de la citoyenneté, ses responsabilités, le rapport du politique et du religieux, les modes d’expression et de résolution démocratiques des conflits et
différends.
L'Etat empiriquement défini ou "La compétence d'édifier"
Ce que j’entends par le mot Etat est la présence d’une organisation hiérarchique qui naît et prend forme nécessairement, spontanément et d’une manière
organique, dans n’importe quel regroupement humain qui se constitue. L’histoire du genre humain nous l’enseigne. L’Etat, cette portion supérieure de la Cité (Guizot), est une
organisation qui se fait et se défait d’une manière continue sans jamais perdre de son unité ni de son identité. C’est une entité essentiellement coercitive qui transcende le simple individu en
le dépassant et en lui survivant. Une entité qui existe concrètement et qui domine ses propres éléments et structures constitutives et dont dépendent et procèdent toutes autres hiérarchies
organisatrices auxquelles tend, naturellement, chaque regroupement humain (la famille, les diverses formes d’écoles et d’administrations, les associations, les syndicats, les cartels et autres
formes de corporations organisées, coercitives et hiérarchisées). L’Etat - pour qui ne le sait pas encore (la plupart des Algériens en l’occurrence !) - assure les fonctions de stratège et de
régulateur de la société : d’abord il cultive et gère les expériences de vie accumulées à travers les ages et les passe sous forme de signes et de symboles aux générations présentes. Signes et
symboles qui donnent sens et épaisseur identitaires à la communauté. Ensuite il prévoit les évènements pour mieux intervenir dans la gestion des crises et des problèmes, garantissant ainsi la
solidarité et la cohésion des membres de la communauté. Il sonde aussi les besoins et nécessités vitales des Citoyens et les traduit en objectifs bien définis, justes, réalistes et réalisables.
Il fixe par là même les modes et moyens de les atteindre. Etant lui-même un pur produit historique de la division sociale des rôles et des fonctions, l’Etat établit sous forme de règles et de
lois les responsabilités de chacun en distribuant les rôles des Citoyens dans ce processus de vie historiquement et socialement nourrie et organisée. Théoriquement les structures étatiques et les
autres hiérarchies devraient mettre, le plus possible, de l’ordre et de la clarté dans les diverses manifestations de la vie sociale (la morale, la culture, l’économie et autres règles de
conduite civique) afin que celle-ci puisse poursuivre son existence sereinement et décemment, en toute liberté et avec responsabilité, dans la justice et le respect convenus démocratiquement,
historiquement et organiquement donc. L’Etat (et ce le Citoyen doit le savoir et en faire une culture), avec le concours des autres forces de la Cité et pour le bien de tous, devrait travailler
pour atténuer ou réduire au maximum possible ce qu’on appelle la pauvreté et les misères sociales : l’analphabétisme, les maladies, la corruption, la hogra, la délinquance et le chômage
(ce dernier fléau chez nous souvent, malheureusement, ne se distingue pas de l’oisiveté et du parasitisme recherchés ou accommodés comme une fatalité). Ce rôle de l’Etat bien joué ou, en d'autres
termes, cette solidarité garantie et concrétisée porte inexorablement à une vie décente ou, à ce qu’on appelle aussi, civisme. Etre « civils » « civilisés » - dit El-Ghellil, le billettiste
du Quotidien d’Oran 21-01-08 - c'est avoir des « conduites en relation avec le fait d’habiter une cité, … au sens antique d’une communauté de gens liés par des liens historiques,
géographiques, culturels et politiques. Ces gens sont des citoyens en ce qu’ils ont conscience de partager un destin dont ils rêvent, parlent et décident ensemble. Cela implique qu’ils se
respectent les uns les autres, même (surtout) sans être d’accord. » L’Etat est lui-même un instrument à la disposition de la Cité qui l’utilise pour discipliner l’égoïsme viscéral et inné de
l’individu et en polir les forces animales et chaotiques en en neutralisant le caractère insensé, bestial et infécond. Quant à la Cité, pour paraphraser encore Giuseppe Fiori,
c’est une sorte de veines (les classes subalternes) où a lieu une circulation de sucs humoraux qui se communiquent à quelques zones d’intellectuels (et de gouvernants aussi) et que, enrichis de
vigueur fantastique et de réalisme de ces derniers, retournent au peuple avec une charge suggestive accrue. Du moins, espérons-le.
Tel un mekkas
La mission de l’Etat est donc d’assurer les fonctions de stratège et de garant de la sécurité, de la justice et de la solidarité entre les Citoyens. C’est
lui qui établit et décide après concours et consultation avec la communauté ou ceux qui la représentent les concepts et moyens avec quoi exercer l’action publique ; avec quelles règles et
quelles ressources ; quelle partie est habilitée à prendre les décisions et dans quelles conditions et avec quels mécanismes. C’est lui qui veille au respect de ces règles et lois. Conscient de
son caractère vital et indispensable, l’Etat ne fait certainement pas tout ça pour les beaux yeux des Citoyens. Tel un mekkas inflexible et incorruptible, il se fait payer et payer les
services qu’il rend et qu’il doit rendre constamment et sans trêve à la communauté. En conséquence il lui revient de droit une part des richesses produites par les Citoyens. Cette part lui sert
pour financer ses activités et projets publics, assurer la défense du territoire et des biens des Citoyens, assurer la gestion fiscale et d’autres fonctions vitales outre sa propre vie et celle
de ses commis et fonctionnaires, évidemment. Cette part ne sera et ne devra jamais être considérée comme une forme de vol ou de rapine organisée par l’Etat. Autrement ce serait la mort de l’Etat,
de la Cité et du Citoyen. En l’absence de l’Etat, les brigands prennent sa place. Ils s’arrogent le droit de commander non pas pour organiser la Cité mais pour la saigner, en boire le sang et en
manger la chair (la mafia, le colonialisme et les dictatures entre autres exemples mortels.) Cette vérité, il faut l’enseigner à nos enfants comme on leur enseigne à lire et écrire, comme on leur
enseigne le Coran. Cette part de César est à considérer par contre comme un don sacré, comme une participation nécessaire et libre. De toute façon personne n’y perd quoi que ce soit. Au contraire
tous les Citoyens gagnent en dignité et spécialement en bien-être collectif. Il est évident que je ne compte nullement rayer les différences entre les hommes qui déjà « la manière dont ils
prononcent les mots suffisent à les opposer » (Nathalie Sarraute), à créer entre eux des précipices d’incompréhensions et de ressentiments. Il faut bien savoir ou, au moins, reconnaître que notre
nature n’est pas toujours sensible ou raisonnable. Il s’agit donc de ma part de contribuer à la prise de conscience de certains problèmes qui entravent la bonne marche de la société algérienne et
d’y réfléchir pour leur trouver des solutions. Ce n’est que par un tel engagement que l’on peut s’acheminer avec des pas sûrs vers le doux-vivre, vers un destin toujours de plus en plus clément,
décent, tendre et prospère. Qui sait, peut-être que quelque changement jaillira de ce type de prise de conscience.
Nature d’un monstre
En observant minutieusement un tel appareil, supérieur et suprême (l’Etat), on s’aperçoit qu’il est constitué de structures législative, exécutive,
judiciaire et de propagande. Cette dernière, connue aussi sous le nom mystérieux et intrigant de 4° Pouvoir, a en réalité et dans les faits toujours existé. Et si l’on tend aujourd’hui à
l’identifier comme une nouveauté, c’est qu’on n’a réussi finalement à la distinguer (à l’instar des autres formes de pouvoir) que récemment. L’on s’aperçoit aussi qu’il existe un monstre
gigantesque d’outils et d’instruments avec une mécanique infernale qui le régit et lui donne vie et vigueur. Un monstre qui stimule et mobilise pour le bien du pays les ressources sociales en
hommes, leurs avoirs, leurs rapports et liens avec les autres nations, leurs idées, leurs savoir-faire, leurs pratiques accumulées à travers l’histoire de la communauté, leur culture et leurs
modes de concevoir la vie et le futur. Tous ces éléments font en sorte que l’Etat joue bien ses rôles et justifie sa raison d’être donc ; ils veuillent à ce qu’il (ce monstre bénéfique)
s’acquitte bien de ses taches de construction et du maintien de la société, de la protection des droits et des intérêts des Citoyens, de la définition des taches et devoirs de chacun suivant son
utilité, ses capacités et ses choix aussi. Oui la liberté est fondamentale même dans le champ des devoirs. Pour que les deux libertés (celle des gouvernants et celle des gouvernés) se complètent,
il faut que Citoyens et Cité se consultent et arrêtent les devoirs de l’une et des autres. Ce monstre requiert et reçoit de grandes énergies pour faire marcher la machine sociale. C’est ainsi -
et grâce à « la compétence d’édifier » pour le dire avec Françoise Choay - que les sociétés humaines se construisent et vivent leur environnement spatial. Cette édification ne va pas sans
générer crispations et résistances. Réactions qu’on pourrait considérer moins des obstacles que des indices d’une adhésion, timide et craintive, à la réalisation des projets de la Cité. Souvent
par peur, par erreur de calcul, par impatience, par inexpérience, par malice ou - pourquoi pas ? – par mauvaise foi ou méchanceté aussi, les gouvernants dans ce genre de difficultés courent à la
répression ! Bien sûr, l’existence d’une Cité n’est pas une vue de l’esprit, une chimère, une abstraction où tout fonctionne à merveille, mais c’est une réalité solide, dure à digérer,
multidimensionnelle, complexe et pleine de casse-tête. Elle requiert un territoire bien défini, un capital d’hommes qui le peuplent et le protègent, des ressources naturelles, des règles claires
et stables, une histoire, des mythes, une culture politique, des rapports avec d’autres cités et d’autres peuples, des objectifs et des rêves aussi, enfin et surtout un Projet de société juste et
rigoureux. De leur part, les hommes se forgent un caractère particulier en capitalisant l’histoire et les expériences de leur propre vie, celles que leurs ancêtres leur ont laissées et auxquelles
ils ajoutent les expériences des autres peuples de la terre. Ce caractère est forgé donc par l’exploitation des luttes quotidiennes pour gagner sa croûte et aspirer dans la dignité au progrès et
à la prospérité. Maintenant si nous regardons tous les pays du monde, nous nous apercevons objectivement que tous ces pays riches ou pauvres, vieux ou jeunes, blancs ou de couleur ( ! ),
grands ou petits ne peuvent nullement échapper à ce cadre sommaire de définitions. L’Algérie n’en fait pas exception. Alors, où est le problème? A suivre
Smari Abdelmalek