Vues et vécus en Algérie et ailleurs. Forum où au cours des jours et du temps j'essaierai de donner quelque chose de moi en quelques mots qui, j'espère, seront modestes, justes et élégants dans la mesure du possible. Bienvenue donc à qui accède à cet espace et bienvenue à ses commentaires. Abdelmalek SMARI
« Les Arabes de la Régence ne peuvent se passer
des villes ; malgré le goût passionné qu’ils montrent
pour la vie errante, il leur faut quelques établissements
fixes ; il est de la plus importance de n’en point laisser
s’établir un seul parmi eux ; et toutes les expéditions
qui ont pour objet d’occuper ou de détruire les villes
anciennes et les villes naissantes me paraissent utiles. »
Alexis de Tocqueville « Sur l’Algérie »
Editions Flammarion, Paris, 2003
Sentence infâme
Pendant que le soleil rouge se préparait à une nuit sereine et ruisselante de rêves et de douceurs dans une mer de symphonies de couleurs, d’ombres et de lumières languissantes ; pendant que la brise taquine faisait frémir de joie l’onde et de nostalgie les cœurs qui sentaient l’exil ; extasié et perdu dans une plage d’or et de pourpre, je me suis réveillé sur la voix d’une femme. C’était une dame hollandaise qui se présenta à moi : « Salut, je suis P. » - « Enchanté ! » répondis-je, plus ravi encore et envoûté par la tristesse du soir tombant et par ses douces nues froissées, ajoutant « M…, je suis algérien ! » - « Ah !» dit-elle presque hilare, « le peuple des sanguinaires. » En fait l’Algérie restera à jamais marquée dans sa chair par ce fer d’humiliation et d’injustice. Elle sera à jamais connue comme une nation sanguinaire, comme l’Italie connue par Léonard ou Dante, comme la France par Voltaire ou Claude Bernard. Avait-elle raison Madame P. ? D’ailleurs un jugement pareil, un lieu commun plutôt, se trouve aussi dans les manuels d’histoire parmi les plus objectifs : il suffit de consulter, entre autres, le livre de Romain Rainero - « Storia dell’Algeria » Ed. Sansoni Firenze 1959 - pour voir qu’une telle malédiction, l’Algérie l’avait toujours traînée comme un destin indéfectible depuis déjà l’aube de son existence : les Phéniciens, les romains dans leurs deux versions (de Rome et de Byzance) , les Arabes, les Turcs et récemment les Français ne venaient-ils pas jusqu’à chez nous, pour nous civiliser, nous les barbares ? Ne se dérangeaient-ils pas, les pauvres, pour venir nous aider contre notre misère ? nous instruire contre notre ignorance ? nous protéger contre nous-mêmes ? nous corriger quand nous péchions par résistance, en nous montrant par exemple récalcitrants ou insolents ? Et quel fort prix nous leur faisions payer quand, par notre ingratitude, nous les transformions en bêtes féroces (!) eux qui n’étaient mus et armés que par la volonté bonne, trop bonne même, de nous porter leurs Pax respectives ? et quand on oublie ces vérités, il y a des écrits qui nous les rappellent avec force. En ce sens les lettres et leçons « Sur l’Algérie » d’Alexis de Tocqueville n’ont rien à envier à la doctrine du gérant de l’empire du moment… Plusieurs amis italiens, à peine savent-ils que je suis algérien, me disent (consolants ou désolés ?) : « Malheureusement il y a un chaos d’atrocités chez vous en Algérie ! » Et moi : « Peut-être » Et eux : « Comment, tu en doutes encore ! » Et moi avec plus de détermination dans le ton : « C’est un scénario écrit et interprété dans quelques studios de Télévision et donné en pâture aux media du monde qui scoopent sans critique ni analyse… » et eux enfin plus exaspérés que désespérés : « Et les villages entièrement massacrés ? Et le enfants… et les femmes égorgées ? » D’autres personnes, avec un air de compassion et un semblant de sourire, cherchent à dédramatiser : « Chez vous il y a la guerre civile, mais toi tu es venu en Italie pour fuir cette maudite guerre, n’est-ce pas ? Pour l’amour du ciel ! Tu as raison. Ça se voit que tu es un pacifiste. » D’ailleurs que puis-je (moi un brin de Homo berbericus qui n’a qu’une vingtaine d’années de conscience vraie) contre une sentence qui a plus de 26 siècles ? Que puis-je contre cette sentence infâme prononcée il y a 2600 ans et ratifiée tour à tour et à longueur de siècles, par ces sangsues de Puissances parasites et prédatrices qui sont passées sur le corps de l’Algérie et se sont nourries de sa chair et bu de son sang et de sa lymphe ; et qui en guise de remerciements, elles ont toujours cherché à effacer jusqu’à la trace de ce même corps qui les avaient logés, nourris et enrichis… à gratis ?
Résistance et mémoire
Pour comprendre le problème complexe de la violence qui court actuellement en Algérie (il est peut-être mieux dire le problème de l’ignorance des gens à cet égard, italiens ou autres), il faut feuilleter un peu le dictionnaire de la réalité et de la logique du bon sens. Il n’y a rien de plus efficace que la critique pour confondre les mystificateurs de touts bords. Il faut donc chercher dans ce type de dictionnaire la bonne définition de certains concepts ou mot-clefs qui retournent souvent dans chaque discours tissé au sujet de ce pays incompris et surtout maltraité. Même discours donc, à travers les siècles, mêmes velléités de domination et de déprédation qui ont habité les envahisseurs de l’Algérie ; même ingratitude surtout envers un pays qui n’a pas cessé un jour de leur concéder les richesses qu’ils voulaient ; même mépris envers les habitants de ce pays généreux qui les ont toujours servi en temps de paix et en temps de guerre comme force de travail et comme chair à canon. Les Algériens ont toujours servi pour la prospérité de leurs bourreaux, pour leur sécurité, pour leur défense ! Ecrasés sous les bottes de l’injustice, de l’oppression et des autres misères et cruautés ils ont, toutefois, su résister farouchement et défendre héroïquement leur dignité d’abord. Quant au pain, ils l’auraient partagé volontiers et naturellement avec quiconque de leurs semblables. Et c’est justement cette noble et légitime résistance que les seigneurs envahisseurs leur reprochaient comme fanatisme, comme cruauté innée et inhérente à la nature même de homo berbericus, comme haine et violence gratuites, comme barbaries typiques de peuplades à demi civilisées qui ne chercheraient qu’à nuire et nuire seulement aux intérêts des pauvres innocents philanthropes civilisateurs… à la cupidité illimitée des envahisseurs, en d’autres termes. Au milieu de cette Babel d’oppressions, de haine et d’humiliation, les Algériens n’ont pas oublié qu’ils étaient des hommes avec pleine dignité, même si l’envahisseur s’efforçait de la leur effacer. Ils ont su édifier des royaumes et des états. Ils ont su vivre de la sueur de leur bras, des fruits de leurs méninges, de la générosité de leurs âmes… Ils ont su ouvrir grand leurs cœurs pour accueillir les valeurs, les usages nobles, les langues et les grandes idées de leurs voisins et de leurs vainqueurs mêmes. Ils ont su élever des génies comme Apulée, Augustin, Abdelkader, Ben Badiss, Kateb Yacine, Bachir Ibrahimi, Assia Djebar (élue à l’Académie française sûrement pas pour ses beaux yeux) entre autres. L’Algérie a pris part, grâce à ses Génies de fils, à la promotion des cultures étrangères (aussi bien celles des voisins que celles des envahisseurs) qui ont contaminé la sienne. Elle a laissé par conséquent un cachet indélébile dans les langues, les religions et les idées de ces voisins amis ou hostiles. Plus que de butins, il vaut mieux parler de contributions et de services que les Algériens ont rendu et rendent encore aux cultures des peuples qui l’avaient côtoyée ou dominée. Et s’ils continuent aujourd’hui à ruminer encore le passé lointain et récent, s’ils ne peuvent rien contre la mémoire, mère de l’humanité de l’homme, les Algériens savent bien pardonner et ils ont pardonné. Leur dignité c’est la résistance. Et ils se souviennent pour pardonner. Ils doivent donc rester éveillés pour épargner non seulement à eux-mêmes d’autres injustices et d’autres atrocités mais aussi et surtout à leurs bourreaux de tomber dans la barbarie à cause de leur puissance malade d’arrogance et d’égoïsme.
De la guerre et de l’Algérie
Adriano Sofri, in Repubblica, du 25 -11 - 2000, p. 46 disait de le guerre civile, en général : « Au départ, (cette notion) traduit le classique bellum civil ; entre Mario et Sella, Pompée et César, entre une partie et l’autre de la Cité, entre les milices appartenant à un même territoire ou au même Etat. Plus tard son extension est arrivée jusqu’à en faire un synonyme du bellum omnium contra omnes. La guerre de tous contre tous. Il faut qu’il y ait la guerre, qu’il y ait un territoire commun, qu’il y ait deux belligérants de force au moins comparable » pour qu’il y ait guerre civile, enfin. A bien considérer la situation algérienne, ces trois conditions n’ont à aucun moment – depuis le commencement des turbulences politiques à l’aube des années 90 jusqu’à ces jours – été réunies. Tout ce qu’il y a eu, objectivement, c’était une crise profonde certes, mais elle ne demeure pas moins une crise de croissance. Cette situation de crise est en partie héritée par l’histoire du pays décapité pendant des siècles de ses élites et de sa classe politiques (qui, exclus du pouvoir, ont désappris l’art et perdu jusqu’au goût de gouverner) ; et en partie elle était engendrée par la mauvaise gouvernance. Celle-ci ne doit pas concerner les seuls gouvernants, car tous les citoyens algériens y ont leur part de responsabilité. « Une classe politique - disait hier le Président du Conseil du gouvernement italien Romano Prodi – ne peut jamais être pire que la société qu’elle représente. » Que nos concitoyens se réveillent et se regardent en face et s’assument leur responsabilité. Qu’ils cessent donc de s’infliger des souffrances, de pleurnicher et d’en accuser l’Etat ou et la classe dirigeante. Oui, à bien scruter la réalité sociale de l’Algérie actuelle, l’on se rend facilement compte que dans la mauvaise gouvernance ils ont une grande part de responsabilité. Ils en sont responsables par la concurrence de leurs états d’esprit et par leurs comportements : ignorance, complicité, mauvais calcul, négligence, inexpérience ou démission politique, absence de vues et de lucidités stratégiques, aliénation, défaitisme…). Il n’y a pas eu donc de guerre en Algérie en ces temps. La Révolution de Novembre, quant à elle, était bel et bien une guerre. Les trois conditions étaient remplies : il y avait un territoire disputé, deux peuples qui s’affrontaient et qui y ont mis deux atouts comparables. Les autochtones, amoureux de leur indépendance (Tocqueville), avaient la force inébranlable du droit de reconquérir leur territoire et leur souveraineté. Les intrus avaient la force non moins redoutable que leur consentaient leurs chars, le napalm, les avions, la propagande et quelque soutien de la part de l’OTAN. Là c’était bien une guerre, concrète, barbare et cruelle, bien que certains milieux français voulussent faire passer pour civile, intestine, entre tribus indigènes ! Tocqueville par exemple, et pas seulement Tocqueville, parlait de l’inimitié et des guerres que les tribus algériennes se livraient entre elles ; Quant à la France, si elle était là, c’était pour les empêcher de s’entretuer, les pacifier, quoi.
Dilemme de Camus
La Révolution de novembre 54 était une guerre de libération pour les Algériens. Une guerre grâce à laquelle ils ont pu recouvrir le droit de vivre dans la liberté, la justice et la dignité. Une guerre qui, du côté de la France, cependant, a embarrassé par ses atrocités les Consciences vives du pays en les plongeant en plein dans le dilemme de devoir garder et défendre un bien hérité de leurs pères - tout en sachant qu’il était le produit d’un acte de brigandage scandaleux - ou de le restituer à qui de droit. Le fameux dilemme de Camus : la Mère ou la justice. Devant l’attitude d’honnêteté de ces grands esprit, les Algériens ne sont pas restés à la traîne : Ils ont invité tous les fils de l’Algérie d’origine européenne à rester en Algérie avec leurs avoirs et leur dignité. Ils auraient eu les mêmes droits et les mêmes devoirs que ceux des autres fils d’origine autochtone, s’ils avaient accepté l’offre. Mais, ils avaient refusé. Et s’ils ont quitté en masse leur pays natal, c’est qu’ils ont choisi librement de s’en aller. Ces faits sont attestés par les accords d’Evian. Quant aux autres guerres, celles du passé, elles n’en étaient que des ébauches, même si le prix payé en vies humaines et en souffrances morales et physiques était très lourd à l’occasion de chaque protestation ou insurrection. De ces ébauches il faut exclure celle de Abdelkader qui était une véritable guerre et un grand cauchemar pour Bugeaud et Tocqueville. C’était une guerre de portée stratégique – celle de Abdelkader - bien organisée, efficiente et profondément assumée et partagée par toute la population algérienne de fait ou en puissance. Et surtout elle n’était pas une guerre de fanatisme religieux. Ici aussi l’observation et le témoignage de Tocqueville nous illumine : « On (les Algériens) - disait-il- nous a attaqués bien plus comme des étrangers et des conquérants que comme des chrétiens et l’ambition des chefs plus que la foi des peuples a mis les armes à la main contre nous. » une telle affirmation nous la retrouverons plus d’un siècle plus tard, proclamée officiellement par l’un des textes fondamentaux de la Révolution algérienne, la charte du congrès de la Soumam: « 2°) La doctrine est claire. Le but à atteindre, c’est l’indépendance nationale. Le moyen, c’est la révolution par la destruction du régime colonialiste. C’est une révolution organisée et non une révolte anarchique. C’est une lutte nationale pour détruire le régime anarchique de la colonisation et non une guerre religieuse. » Cette guerre de la première résistance à l’invasion a en quelque sorte incisé dans la chair et la mémoire des Algériens le chemin à suivre : l’Algérie, ce Pays délicieux de Tocqueville, est leur pays et la résistance en est sa défense et son Fort imprenable. Mais comment ont-ils pu le perdre, ce pays chéri et pleuré ? Ils étaient las du gouvernement exécrable des turcs et las de payer la Dimmah et la Lazmah, lourdes et honteuses impositions. Las de payer de leur labeur et de leur vie ces insupportables pizu à une Porte qui cachait de sublimes truands raquetteurs. Les algériens étaient exténués, certes, mais cela aurait été un moindre mal, si durant les trois siècles d’occupations les turcs n’avaient pas pris le soin de les exclure de la sphère du pouvoir. C’est aussi le constat de Tocqueville : « Depuis trois cents ans que les arabes qui habitent l’Algérie étaient soumis aux Turcs, ils avaient entièrement perdu l’habitude de se gouverner eux-mêmes. » Bref, l’histoire avait décidé ainsi… En voyant les français s’approprier d’Alger en vainqueurs, les habitants – tout en leur résistant – espéraient en eux. Ils ne s’attendaient donc pas d’un pays civilisé comme la France (pays promoteur des Droits de l’homme) des exactions et une barbarie pires que celles que leur infligeaient leurs prédécesseurs les Ottomans, comme l’affirmait dans ses mémoires l’un des protagonistes et témoins de la prise d’Alger, Hamdane Khodja (voir son « Mir-aat » S.N.E.D. Alger 1975). Et ce sont justement les premières résistances spontanées, éclatée presque anarchiquement ça et là, qui ont fait comprendre aux Français l’ampleur de leur barbarie, comme l’a reconnu Tocqueville avec une grande amertume. Mais la puissance drogue ses sujets et les aveugle, et l’arrogance les porte au mensonge effronté et à la mystification flagrante. Le problème c’est qu’une grande partie des Algériens feignent d’ignorer leur propre histoire. Mais ignorer n’est que l’effacement magique de la chose : la chose en soi, elle, reste et s’impose avec toute la force de l’Etre. C’est ici une vérité fondamentale. Et c’est cette vérité qui avait constitué le plus dur os pour les envahisseurs : ils se sont cassé les dents en voulant raser l’Algérien en pensant de lui raser la mémoire et lui faire oublier qui il est. Inutilement, ils ont tenté de lui dénier jusqu’au sens de la vie, jusqu’à la dignité de vivre. Les envahisseurs oublient toujours que résister c’est aussi une manière de transmettre intacte la mémoire. C’est sur cette vérité indéniable que se fonde l’espoir des opprimés de tous les temps et tous les pays. Oui la mèche de l’espoir s’allume fulgurante et d’une manière instantanée à chaque fois que, par bêtise et arrogance, une part de l’humanité tente de souffler oppression et injustices sur l’autre part de soi-même.
A suivre
Smari Abdelmalek