Vues et vécus en Algérie et ailleurs. Forum où au cours des jours et du temps j'essaierai de donner quelque chose de moi en quelques mots qui, j'espère, seront modestes, justes et élégants dans la mesure du possible. Bienvenue donc à qui accède à cet espace et bienvenue à ses commentaires. Abdelmalek SMARI
Libérer l’avenir du passé pourrait signifier, être vigilant et critique dans la lecture et l’interprétation des faits historiques. En citant Hérodote, Cheikh Anta Diop parle d’un plagiat systématique que les Grecs antiques auraient pratiqué aux dépens des anciens Egyptiens. La philologie comparée des langues et des civilisations montre bien, selon le même auteur, qu’un plagiat scandaleux eût lieu chez les Grecs qui allait du nom de Zeus-même jusqu’aux systèmes philosophiques et maintes formules mathématiques ! Prométhée serait-il alors la légende de ces étudiants antiques qui sillonnaient la Mésopotamie et l’Egypte en quête d’un savoir, ce dit feu, qui se trouvait alors seulement dans ces contrées ? Si Prométhée avait été poursuivi par les Dieux, ce n’était sûrement pas à cause de son délit de vol, mais parce qu’il avait menti au sujet de la provenance de son savoir-feu, en le faisant sien. C’est ce que reconnait en quelque sorte, Werner Keller : « Au moment où en occident, le futur était à peine à ses début, l’orient avait déjà derrière lui une longue histoire, mouvementée, lumineuse. »
Quand on parle de l’origine de la civilisation occidentale - concept difficile, si non impossible, à définir, voir "L’occidentalizzazione del mondo" de Serge Latouche - souvent, on la considère comme la descendante directe du ménage gréco-romain, comme si elle était enfantée uniquement par ces deux civilisations ! Comme si la civilisation arabo-musulmane, n’y était pour rien. D’ailleurs, dans et selon le discours des "occidentaux" la civilisation arabe est considérée comme un fruit sauvage et grossier produit par des infidèles, comme un mauvais souvenir bon à oublier. Mais les Arabes et les Musulmans ne se laissent pas faire: ils sont déterminés à défendre leur apport civilisationnel. Et l’Histoire ne doit pas avoir pour fonction de juger les hommes et leur reconnaître ou non le statut d’être humain. Malheureusement c’est ce qui se passe et c'est pourquoi on continue à assister à ce chassé-croisé des peuples entre les bancs d’accusés-accusateurs.
On peut multiplier à l’infini les exemples de ce genre de manie quasi-congénitale des peuples puissants à diaboliser les peuples faibles et vaincus.
Mais pourquoi a-t-on tendance à nier les mérites de l’autre, sachant bien qu’il n’existe encore aucun groupement humain sur la terre qui ait vécu sans avoir eu une histoire, sans avoir contribué avec son génie à soutenir cette grande entreprise humaine, à arroser de sa propre sève cet arbre de Ralph Linton, la civilisation ? Pourquoi, par exemple, la France coloniale en Algérie ne reconnaissait-elle aucun droit pour lesdits indigènes qu’elle a opprimés et soumis ? Pourquoi avait-elle prétendu que les indigènes n’étaient pas des hommes mais des êtres à mi-chemin entre la bête et l’homme ? Pourquoi avait-elle veillé à ce que fut détruit tout monument qui aurait rappelé aux Algériens qui ils étaient, comme le dit Romain Rainero dans sa « Storia dell’Algeria »?
Je pense que cette attitude mystificatrice de la réalité historique soit bien l’œuvre voulue des ceux qui veulent monopoliser l’Histoire. Ceux-ci sont incontestablement les vainqueurs du moment. Ce sont eux qui écrivent l’Histoire. Ce sont eux qui l’imposent et la diffusent auprès des vaincus. Ceux-ci, de leur côté, font semblant de l’accepter sans jamais la reconnaître comme juste. Ils y sont contraints soit par ignorance, soit par l’effet séducteur du vainqueur du moment, soit par le chantage politique ou économique, soit par la contrainte et la force.
Mais une fois la situation historique qui détermine cet état de soumission ou d’aliénation sera dépassée, sur le plan réel ou même celui imaginaire (et elle sera de toute façon dépassée, car comme tout phénomène de notre univers, elle porte elle aussi dans son sein les graines de son autodémolition) ; une fois que les personnes ne sont plus les mêmes, on assistera alors aux revendications des vaincus : guerres de libération, résurgences des mentalités pour longtemps considérées mortes et ensevelies sous-forme de fondamentalismes divers ou des idéologies extrémistes, ou recherche de l’authenticité et des racines comme ce colosse Amérindien du peuple Makah qui répond au défenseur blanc des cétacés en le traitant de cochon gras, eco-colonialiste. Voir le Monde du 05/11/98. L’Amérindien voulait souligner au blanc (qui fait le maître) qu’il n’était jamais chez lui. « A la confiscation de ma mémoire, je réponds par la confiscation d’une autre mémoire. » Voilà ce qu’a été jusqu’ici l’unique enseignement de l’Histoire.
L’Humanisme a certes libéré l’homme et, parfois, il a réussi à lui procurer une consolation acceptable pour l’orphelinat métaphysique dans lequel il l’a lui-même fourré, en stigmatisant et en combattant chez lui, sans pitié, des mythes qui jusqu’alors lui étaient des remparts de sécurité contre l’angoisse métaphysique. Et à quel prix ?!
Les idéologies humanistes, spécialement celles d’inspiration scientiste et illuministe ont dû faire table rase de toute vue qui ne cadrait pas avec la leur. Ces idéologies rejettent tout corps étranger en effaçant toute mémoire indigeste par leurs discours hégémoniques, voire tyranniques.
Ainsi donc, l’humanisme - cette présomption humaine de pouvoir se débrouiller tout seul, sans l’intervention encombrante des Dieux - a privé l’Homme de l’une de ses dimensions fondamentales, la religion, en l’affectant d’une grave perte de mémoire.
A part peut-être son arrogance, l’humanisme n’aurait rien perdu s’il avait su séparer le bon grain de l’ivraie, la mémoire-solidarité de la mémoire-vengeance. Mais en rejetant la religion, en la considérant comme un opium, il a répondu par une autre mystification, elle-aussi, tachée de violence et de haine, des mêmes bêtises qu’on attribue à la religion. Mais on oublie que bêtise et autres misères sont le propre de l’homme et que celui-ci est homme avant d’être déiste ou humaniste. Il peut - et il ne fait que - mobiliser ses bas instincts et faire de tout ce qu’il invente et tout ce qui se présente à lui des moyens qu’il met au service de son égo (individuel ou collectif).
Je ne parle pas seulement de l’humanisme récent - les fameux siècles des Lumières – car l’humanisme est humain ; il n’est pas seulement européen ou occidental. Il ne date pas de trois ou quatre siècles. Borhane Ghalioune montre qu’à l’aube même de la civilisation arabe (à partir déjà du conflit entre le quatrième Califfe, Ali, et le gouverneur de Damas, Mouaouiya), du moins en politique, les Arabes avaient opté pour un certain humanisme qui a eu raison d’une théocratie naissante.
En écrivant l’introduction pour la traduction française de l'Iliade d’Homère, un critique y a vu une différence structurelle entre l'Odyssée, qui serait la période où les Grecs étaient entre les mains des Dieux sous la protection de leur providence, et l’Iliade où se serait déjà ébauchée une sorte de libération de l’homme de l’autorité des Dieux. Quelques siècles plus tard, le procès contre Socrate aurait couronné cette tendance libératrice ; en acceptant de boire son calice, celui-ci montra qu’il acceptait les conséquences logiques du nouvel ordre moral que lui-même avait proposé alors aux Athéniens et, à travers eux, à l’humanité entière. Il annonçait déjà l’avènement d’un nouvel homme affranchi complètement des Dieux.
Avant que Nietzsche lança son fameux cri : Dieu est mort (plutôt un cri de douleur qui ressemblait à l’affliction des Français face au régicide de la révolution Le Roi est mort), revivant sur sa peau et dans son âme le martyre d’un Jésus Christ, Hallaj, le célèbre soufi de l’Islam, soutenait être la Vérité : "Ana El-Hacq", je suis la vérité, c’est-à-dire Dieu, disait-il, en dépit de tout. Ainsi mourût-il lui aussi sur la croix.
Sur un tableau de Giotto, A. Meddeb croit avoir découvert la conspiration du fameux peintre avec son époque dans le projet de la liquidation de Dieu.
Seul, Dostoïevski sût refuser le fatalisme de la décadence des idées arrogantes d’un humanisme tronquant et tronqué. Il pût se tirer d’embarras, quand il annonça que plus que tuer Dieu, l’homme a acquis la conscience et la liberté de ne pas être d’accord avec lui.
Abdelmalek Smari