Vues et vécus en Algérie et ailleurs. Forum où au cours des jours et du temps j'essaierai de donner quelque chose de moi en quelques mots qui, j'espère, seront modestes, justes et élégants dans la mesure du possible. Bienvenue donc à qui accède à cet espace et bienvenue à ses commentaires. Abdelmalek SMARI
Sur le quotidien Le Monde du 20 octobre 1998, on peut lire : « Avant toute considération politique, judiciaire ou diplomatique, il faut reconnaitre que cela fait du bien de commencer la semaine en apprenant qu’Augusto Pinochet, à quatre-vingt-deux ans, se retrouve en résidence surveillée à Londres. » Et plus loin on lit encore : « Il est (A. Pinochet), de plus, soutenu par les régimes latino-américains qui, ..., refusent d’affronter le souvenir des sales guerres menées par leurs armées. »
Ce cas est un exemple emblématique de ce que peut être la mémoire-vengeance et nous enseigne aussi que l’ennemi n’est jamais seul.
A ce point, que peut-on faire dans le cas des erreurs et dépassements du passé ? Punir les fautifs pour contenter les opprimés de jadis, en risquant de s’attirer sur soi le courroux des alliés ou sympathisants (pour ne pas dire complices en puissance) dudit ennemi ? Rajouter encore une autre injustice aux opprimés d’hier, en laissant impunis leurs bourreaux ? Quand ils deviennent une illusion ou une fixation au passé, le mal (la mémoire-vengeance) et le bien (la mémoire-solidarité) sont contre productifs et souvent fatals tant bien pour nous que pour nos voisins culturels et civilisationnels.
Qu’elle soit mémoire-vengeance ou mémoire-solidarité, la mémoire est d’abord, Mémoire. Elle a pour fonction fondamentale – et c’est peut-être là sa raison d’exister - non pas d’enregistrer les injustices que l’ennemi nous fait subir ou les bienfaits que les amis nous prodiguent, mais celle de nous assurer la continuité dans l’unité d’un être qui est « Moi » sur le plan individuel, « Nous » au niveau collectif. Et d’ailleurs c’est cette continuité de l’être dans l’unité que nous ressentons comme la Vie personnelle psychologique ou collective historique.
En ce sens, la Mémoire est cette capacité que seul l’homme a su développer à la différence du reste des animaux, afin de pouvoir conjurer l’aller-sans-retour de sa vie et se promener aisément dans le temps, sans perdre son identité ou son unicité. Capacité qui fait de cet éphémère qu’est l’homme un être qui se sent éternel. Et c’est là sa misère ou sa grandeur.
Dans sa tentative d’une définition du bonheur, Jean Cazeneuve, dans « Bonheur et civilisation », montre comment l’aventure de l’Homme devient cette quête insatiable d’un paradis où l’on ne meurt plus ; une quête désespérée, ébranlée par une sorte d’agitation brownienne qui parfois creuse dans un passé primordial, parfois force un présent tridimensionnel, parfois pousse vers un avenir où le temps, lui-même, n’existe pas.
Le même désir d’éternité semble préoccuper les peuples de Mircea Eliade brûlants de "nostalgie des origines".
Ne reconnaît-on pas ici le désir, cher à l’Homme, de se promener dans le Temps ? Un bien ou un luxe assurés par ce pouvoir prodigieux qui est la mémoire.
Libérer l’avenir du passé ? Libérer le passé de l’avenir ?
« L’avenir du passé » est une expression qui peut aussi signifier « présent » quand « de » est une préposition de spécification. En ce sens, le passé a un avenir et l’avenir nécessairement un passé.
Cette prémisse absurde nous permet de faire le raisonnement suivant : à l’origine il y avait un présent qui, par la nécessité des choses qui sont en perpétuel mouvement, est devenu par la suite un passé. Il ne l’aurait pas pu être sans l’intrusion d’un autre temps successif à lui. Lequel temps successif existait seulement comme avenir, comme l’avènement nécessairement possible, parfois inéluctable, d’un évènement. A ce point, on peut dire en passant qu’il est impossible de connaître l’avenir si non comme présent (encore faut-il en avoir les moyens).
L’avenir est avenir d’un passé, c’est-à-dire d’un ex-présent, en cours de réalisation, d’actuation.
De même, on est en droit d’entendre par l’expression « passé de l’avenir » la même notion : « le présent ». Si le présent est l’avenir du passé, il peut être aussi le passé de l’avenir. Les deux notions se complètent et s’annulent et tendent par là-même à signifier la même chose. Toutefois s’il y a quelque chose qui les différencie, c’est la position du sujet (la conscience consciente) qui les scrute.
Mais libérer l’avenir du passé signifie chercher de le corriger en procédant au réexamen du phénomène « Histoire » à la lumière de l’état présent de nos connaissances et de nos moyens, et non à nos projections et chimères du futur, un temps qui d’ailleurs n’a pas d’existence.
Libérer le passé de l’avenir, veut dire de même, travailler sur le présent en cherchant d’appliquer, dans nos projets politiques du moment, les enseignements que notre réexamen de l’Histoire nous aurait pu apprendre, et non pas réinterpréter l’Histoire d’une manière anachronique et hors contexte.
Ce serait là une espèce de conduite déontologique de traiter l’Histoire.
Si Hérodote décida d’écrire ses "Histoires" « afin que les évènements humains, comme il disait, ne se dissolvent pas dans l’oubli avec le temps et que les grandes et merveilleuses entreprises, accomplies aussi bien par les Grecs que par les Barbares, ne restent pas sans gloire... », l’historien de notre époque, lui, doit savoir se passer la bêtise de glorifier ledit vainqueur et de mépriser ledit vaincu, car louer et reprocher sont les deux faces de la même médaille : le mépris.
Dans la première guerre du Golf (Iran/Irak), qui a vaincu ? Peut-on appeler victoire le massacre de plus d’un million de vies humaines de part et d’autres ?
Ayant compris la sacralité de la santé des hommes, les médecins de l’antiquité créèrent ce qu’on appelle le sermon d’Hippocrate. Les médecins des sociétés humaines, alias historiens, ont eux aussi besoin d’un sermon pour l’Histoire ; l’historien moderne devrait travailler pour l’institution d’une déontologie de l’Histoire.
Etant un domaine de connaissance, l’Histoire n’est la propriété privée d’aucun peuple sur la terre, ni d’aucune élite. Une non-propriété privée au sens de Wittgenstein.
Le temps où individus et empires prétendaient descendre des dieux est complètement et à jamais révolu. Mais si cette chimère continue d’exister encore aujourd’hui, cela n’est que l’effet pervers de quelques consciences. Consciences, quand-bien-même seraient-elles pleines d’elles-mêmes, elles sont de toute façon vides du monde et de sens.
L’Histoire est une entreprise de l’Homme et non pas de certains individus ou peuples. Puisqu’elle concerne l’Homme en général, elle doit être manipulée avec le maximum d’honnêteté intellectuelle possible. Cette qualité morale, requise pour une Histoire qui serait loin de toute passion (sauf celle de l’engouement et de l’intérêt pour la vérité scientifique et la dignité de l’Homme), ne sera possible qu’en en codifiant méthodes et démarches. Il ne faut pas avoir peur d’être taxé d’arrogant, arriviste ou moraliste, si on cherche de discipliner rigoureusement l’Histoire, l’éthiciser. Et puis, même si elle semble être l’apanage de la politique (qui, elle, peut être tout sauf moralisée), l’Histoire ne doit pas avoir honte de restituer à l’Homme sa dignité en se moralisant. Il existe déjà une éthique pour la chimie, pour la physique et pour la biologie. Pourquoi pas pour l’Histoire ?
Abdelmalek Smari