Vues et vécus en Algérie et ailleurs. Forum où au cours des jours et du temps j'essaierai de donner quelque chose de moi en quelques mots qui, j'espère, seront modestes, justes et élégants dans la mesure du possible. Bienvenue donc à qui accède à cet espace et bienvenue à ses commentaires. Abdelmalek SMARI
Meilleurs vœux, chers Lecteurs, pour une bonne année 2024 ! Qu’elle soit une année de paix dans le monde et de raison ! Je rêve des lys blancs Dans un rameau d’olivier Un oiseau qui embrasse le matin Sur les fleurs du citronnier. Je rêve des lys blancs Sur un chemin de chants Sur un chemin de lumière. Moi je rêve Et je veux un bon cœur Qu’il soit dégagé de fusils Et une journée entière de soleil. Je veux un enfant qui sourit à l’aube Pas une pièce de rechange Pour engins de guerre. Je suis venu pour vivre le soleil Qui se lève, mais pas celui qui se couche. Et je ne veux pas mourir Ni combattre les femmes et les enfants. Mahmoud Darwish
Ma contribution publiée dans l’essai « Itinerari della Rabbia » (1) est le résultat d’un petit échange de mails que j’ai eu avec un ami journaliste de Constantine, Sami Habbati, lorsque la guerre en Ukraine avait éclaté. J’ai rappelé à mon ami que la guerre est un fléau typiquement humain. Est-ce peut-être parce qu’elle est l’enfant légitime et directe de la politique, et celle-ci est par sa nature humaine, certes, mais immorale ? Un fléau qui est né avec la naissance du premier groupe humain et son organisation en communauté. Peut-être que ce groupe s’était-il réuni à l’origine pour organiser une partie de chasse et, plus tard, pour défendre le gibier et, partant, les territoires de chasse et se les approprier de manière exclusive et définitive. Ainsi donc l’homme-en-groupe a-t-il inventé la politique, et celle-ci la guerre.
Quand Renato Rizzi m’avait demandé si je pouvais écrire quelque chose pour le recueil d’essais sur la colère qu’il était en train de préparer, je lui proposai ce que j’avais écrit à l’ami algérien. Un texte que j’avais entre-temps développé et enrichi et dans lequel j’avais avancé diverses hypothèses pour expliquer le phénomène de la guerre. Mais, de la manière dans laquelle il a été conçu et élaboré, mon écrit ne pouvait pas être adéquat avec le sujet du livre en cours. Et alors j’avais introduit le concept de colère collective comme une nouvelle hypothèse pour rendre compte de la genèse de la guerre et de son alimentation.
Tandis que je réfléchissais sur le sujet en essayant de comprendre un peu le phénomène de la guerre, je savais que je ne pourrais rien résoudre. Mais je savais aussi, et j’espérais, qu’en mettant des mots sur un mal, l’homme, s’il ne peut pas le guérir, il aura toujours pour résultat un certain soulagement. C’est une solution magique, je sais, mais c’est tououjours une consolation.
Certes, il n’en demeure pas moins que tant qu’il y aura de la chair à canon, il y aura la guerre. La guerre existe donc et constitue un défi réel et énorme pour l’intelligence du genre humain ; c’est un mal inhérent à notre vie en société et en groupe.
Faut-il parler de ce fléau ? Bien sûr, mais pas dans n’importe quelle manière. Il faut en parler car il s’agit d’un phénomène problématique et tragique. De grands esprits comme Machiavel, Freud, Fromm ou Einstein et bien d’autres encore, anciens et modernes, y ont réfléchi et en ont parlé. Mais les guerres ont continué après eux sine cure, tourmentant l’humanité, ses frères les animaux, l’environnement et d’autres manifestations de la vie. En effet, la guerre est la conséquence directe d’un sentiment violent et agressif typiquement humain : la colère, plus précisément la colère collective. Et la colère est paradoxalement une dimension sans laquelle la vie de certaines espèces, dont l’espèce humaine, ne peut exister.
La colère est donc avant tout une émotion instinctive intense et globale qui touche aussi bien l’individu que le groupe. Comme tous les autres instincts de survie, elle fait fonction de perception du danger et en même temps de réaction pour l’éviter ou le neutraliser ; dans le sens où la colère est un outil de défense qui nous signale l’existence d’une situation dangereuse à résoudre et nous permet en même temps de tenter de lui trouver une solution immédiate.
Bien qu’elle soit destructrice, la colère est par définition une force naturelle/adaptative, mise au service de la survie des êtres vivants qui la possèdent. Elle n’épargne ni les hommes, ni les babouins, ni les autres primates, ni les petits ni les grands, ni les femelles ni les mâles, ni les blancs ni les rouges, ni les individus ni les groupes.
Cependant, ce paradoxe n’est qu’apparent et ne se produit que dans le cas humain où la colère se présente à nous sous deux formes principales : bien qu’il s’agisse d’un sentiment violent et dangereux, la première forme est authentique, naturelle, car elle est adaptative et bénéfique à la survie, et c’est cette forme que les humains partagent avec les animaux. Dans sa forme authentique et innocente, c’est donc une capacité que l’homme et l’animal ont en commun, et qui ne fait que les alarmer de l’existence d’un danger donné et leur fournir un moyen de s’en échapper. L’autre forme, artificielle, qui concerne exclusivement l’homme, est celle qui évolue et se transforme pour devenir humaine, c’est-à-dire non-naturelle, culturelle. Elle s’étend au-delà de son rôle et de sa compétence d’origine et, par conséquent, devient plus problématique et souvent mortelle.
Dans la colère authentique, les outils de combat sont naturels et donc inoffensifs, c’est-à-dire strictement fonctionnels à la réaction de neutralisation de la menace. Dans la colère culturelle perverse ou artificielle, les moyens de défense sont infiniment au-dessus de ce que le cas exige. « Je vais te briser le dos », promit Saddam à Mohammad Reza Pahlavi, le dernier Shah de l’Iran. Et il finit par détruire l’Irak et l’Iran ensemble, causant la mort de plus d’un million de vies humaines. « Je vais te chasser du Koweït avec des coups au derrière », lui rétorqua Bush père quelques années plus tard. Et il finit lui aussi par détruire et le Koweït et l’Irak, causant la mort d’un autre million de vies humaines et des blessures morales profondes qui ne sont pas encore guéries. Sans parler des deux catastrophes qui ont pour théâtres en ce moment l'Ukraine et la Palestine.
Si nos ancêtres pouvaient se permettre de faire la guerre pour se défouler de leurs frustrations et apaiser la colère qui en résultait - puisque les instruments de mort et de destruction à leur disposition étaient peu nombreux, rudimentaires et d’un dommage limité - ; Nous, à l’époque moderne, avec la capacité que nous avons de pouvoir détruire la terre et ses habitants plusieurs fois, nous devons essayer d’éviter une telle folie - une mesure sage qui semble cependant une tâche impossible – ou du moins essayer de la réduire à la fois en fréquence et en intensité.
Que faire ?
Avec un peu de bon sens, nous pouvons dire avec Roberto Bezzi, co-auteur de cet essai (2), que la colère collective ou la guerre, sa fille légitime, doit être pensée, reconnue, mentalisée pour en faire une émotion-signal, pas une force de destruction. Pour ce faire, essayons de nous arrêter un instant pour réfléchir et trouver un moyen pour nous comprendre afin de pouvoir vivre en paix. Ce n’est qu’ainsi que nous apprendrons véritablement la culture du pardon, car le pardon est le seul véritable antidote capable d’atténuer cette folie typiquement humaine. Sans tuer la mémoire, le pardon évite qu’elle ne se transforme en ressentiment et en soif de vengeance. Le pardon nous invite au calme et à la sérénité qui nous aident à avoir l’esprit lucide et à comprendre que dans la guerre il n’y a aucune gloire ni pour le vainqueur du moment ni pour celui de demain. Le pardon nous apprend à nous éloigner de la bassesse qui consiste à nous infliger continuellement du mal les uns aux autres. Il nous enseigne que, si nous voulons réellement être grands, glorieux, il existe d’autres sources et d’autres voies, comme la compréhension et la solidarité entre les humains qui souffrent de divers fléaux universels, de maladies, de pauvreté et d’angoisse existentielle.
L’écrivain Karim Akouche dit : « On ne gagne jamais la guerre. Aux générations futures, on lègue, par procuration, des trames de haine, des labyrinthes de douleur, des cœurs troués, des paupières inconsolables. (…) On peut gagner l’amour, la paix et même, de manière triviale, l’argent, mais aucunement la guerre. La guerre, gouffre sans fond gavé de sang et de ressentiments, avale le rire et l’espoir des humains. » (3)
Bref, la guerre engendre la haine et… la guerre !
Vincent Cocquebert parle de l’égocène ou de l’ère du culte de soi qui est une période historique « où, dit-il, en l’absence d’un discours politique générateur d’utopie et de sentiment de collectivité, l’individu est porté à se refermer sur lui-même et à ne concevoir qu’une utopie individuelle : l’épanouissement de soi. » Un phénomène qui, selon l’auteur, s’est répandu dans nos sociétés contemporaines à partir des années 1980. Il semble que les sociétés où les individus ont un destin commun n’existent plus. La concrétisation de cet individualisme généralisé, de cet élan d’isolationnisme comme l’appelle l’auteur, a été possible grâce au numérique. (4)
Qu’est-ce que cela a à voir avec le thème de la colère collective ?
Et en revanche, ça peut nous intéresser : car en fragmentant les hyper-communautés en plusieurs entités mineures moins puissantes, cet individualisme généralisé parviendrait à endiguer l’émergence de conflits armés entre elles. D’autant plus qu’il est difficile pour les habitants de la terre, réduits en simples individus où chacun aura ses propres problèmes à régler, de se faire la guerre individuellement.
Nous avons dit que la colère collective chez les hommes est dangereuse pour deux raisons : le fait de pouvoir s’organiser en grands groupes agissant comme s’il s’agissait d’un organisme unique et indivisible, et d’autre part posséder des armes de destruction de masse. En brisant ces groupes, on brisera la force qu’ils accumulent, et du coup la capacité de nuire à l’échelle universelle, cosmique, disparaît. Une fois que les entités organisées en groupes auront disparu, il n’y aura plus de raison de faire la guerre et de se lancer dans la production d’armes.
L’égocène peut donc être utile à l’espèce humaine : si l’individualisme est un danger pour la vie des groupes, il peut s’avérer être une solution au problème de la guerre. Étant donné que cette dernière est fille de l’organisation des individus en communautés capables d’agir collectivement pour le meilleur ou pour le pire, notamment pour le pire, elle sera énorme et échappera à tout contrôle. Non seulement le phénomène de guerre disparaîtra grâce à l’avènement de l’égocène, mais aussi la course aux armements perdra sa raison d’être et elle sera considérablement réduite à devenir une petite affaire personnelle et isolée.
Et c’est à ce propos que j’ai cité Mahmud Darwish en frontispice. À un certain moment de sa carrière, ce poète palestinien – qui avait auparavant consacré son œuvre à la défense de la cause palestinienne – avait cessé d’écrire de la poésie engagée. Certains critiques y ont vu une sorte d’orientation du poète vers la poésie pure, vers cette sorte d’art désengagé ou ce qu’on appelle l’art pour l’art ; un choix qui ne fait que du bien à la poésie et que de l’honneur à son auteur. D’autres critiques, en revanche, n’ont pas apprécié l’abandon de la cause palestinienne par ce grand militant. Ils voyaient dans la nouvelle attitude du poète une sorte de défaite, voire une trahison de la cause palestinienne tout court. À mon avis, le poète n’a pas trahi la cause palestinienne ; il est plus probable qu’il fût revenu à une poésie authentique, non engagée politiquement ou idéologiquement, parce qu’il avait compris que la guerre de son peuple était trop grande, incommensurable, comparée aux modestes - quoique grandioses - petits mots de la poésie. Il avait compris que la poésie est trop belle et trop pure pour la salir avec une guerre fétide et criminelle. Il avait enfin compris que, pour vaincre la guerre, il fallait cesser d’avoir un comportement grégaire, il fallait être un individu égocène.
Mais il ne faut pas se faire d’illusions ; même si cette colère perverse cesse d’impliquer l’humanité organisée en groupes, elle continuera à torturer les individus : pensez aux fusillades de masse, favorisées par la libre circulation des armes à feu, qui provoquent souvent de véritables massacres, notamment aux USA. Mais en tout cas de telles fusillades, aussi graves soient-elles, restent un moindre mal par rapport aux massacres auxquels nous assistons actuellement, comme en ces derniers jours en Palestine.
La guerre, la haine, la folie collective ... notre mal nous dépasse … il est au-delà des religions et des idéologies...
« Quand je voudrais tant remédier au mal, disait Bertrand Russell dans son autobiographie, je ne peux qu’en souffrir moi-même. »
Et ma foi, tel est notre destin de nous autres humains.
Abdelmalek Smari
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(*) Discours du 24/11/23 lors de la présentation du livre collectif « Itinerari della Rabbia » sous La direction de Renato Rizzi, in via Orti 19 Milan