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Vues et vécus en Algérie et ailleurs. Forum où au cours des jours et du temps j'essaierai de donner quelque chose de moi en quelques mots qui, j'espère, seront modestes, justes et élégants dans la mesure du possible. Bienvenue donc à qui accède à cet espace et bienvenue à ses commentaires. Abdelmalek SMARI

Opprimés et oppresseurs : Un écrit politique de Gramsci encore frais et actuel revisité à la lumière de la récente révolte arabe

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L’homme qui, à un certain moment se sent fort, avec la conscience de sa propre responsabilité et de sa propre valeur, ne veut pas que quelqu’un d’autre lui impose sa volonté et prétende contrôler ses actions et sa pensée.

...   

Mais l’homme qui est hypocrite par nature et faux, déjà, ne dit pas:  « Je veux conquérir pour détruire », mais, « Je veux conquérir pour civiliser. » Et tous les autres, qui l’envient mais qui attendent leur tour pour faire de même, feignent d’y croire et applaudissent.

Antonio Gramsci  

 

 

Si les idiots savaient

“Il faut empêcher ce cerveau-là de fonctionner pour au moins une vingtaine d’années”. Cette déclaration du fasciste Isgrò, procureur de la république, qui se référait à Antonio Gramsci exprimait substantiellement la volonté personnelle de Benito Mussolini dans le grand procès qui en 1928 conduit à la barre, en plus de Gramsci, la plupart de la direction du parti communiste italien (Terracini entre autres, Scoccimarro, Marchioro et Flecchia). Et la condamnation arriva, le 4 juin 1928, avec vingt ans, quatre mois et cinq jours : une autre manière de condamner à mort le prisonnier Gramsci, dont les conditions précaires de santé précipitèrent à cause du dur régime pénitentiaire qu’il dut subir. » Francesca Chiarotto : (Conf. lien ci-dessous: http://www.gramscitalia.it/processone.htm)

Mais les idiots sont justement idiots car ils ne savent rien et sont incapables de pouvoir savoir : une tare organique, un aveuglement dû à leur égoïsme, leur ignorance légendaire, leur méchanceté due à la libido dominandi ou partie de tout ça ou… tout ça à la fois les empêche malheureusement, pour eux, de comprendre et de se comporter en humains et pas en monstres.

En le condamnant si lourdement, les tortionnaires de Gramsci, idiots comme ils étaient, n’avaient fait que lui assurer une certaine sérénité recherchée justement par les grands esprits ; ils l’avaient mis en condition de multiplier par mille ses performances intellectuelles et de perfectionner sa pensée historique, philosophique et politico-morale.

Les idiots, s’ils avaient pu savoir, lui aurait offert au lieu du geôle et de la souffrance un palais avec des jardins et des fontaines, un harem de houris aux yeux noirs et languissants, de beaux serviteurs et ils l’auraient couvert d’or et de diamants !

Mais ils étaient idiots ! 

Toutefois Gramsci n’était pas que cerveau; il était aussi cœur et poésie. Qui lit ses « Lettres de prison » adressées à Tatiana Schucht s’en aperçoit et en sort plein d’humanité et fier d’être homme.

Qui lit ses Lettres et ses autres écrits saura aimer la vie et faire la paix avec ses semblables tout en maintenant incandescentes l’indignation critique, l’intelligence et la fine analyse.

Gramsci fut l’homme du courage quand, ayant compris la nature mortelle du régime fasciste et la dictature absolue de son chef, Mussolini, refusa de serrer la main tendue de ce dernier et ce au moment même où les « exploits » fascistes étaient en pleine fureur et en pleine ascension !

C’était aussi l’homme extraordinairement lucide qui avait refusé de courber l’échine et de s’excuser pour ses idées, malgré les maladies qui le rongeaient et le bagne qui l’avilissait et le conduisait vers la mort inexorable.

C’était l’homme de la volonté d’acier qui malgré les contraintes du bagne et les restrictions des maladies, continuait à lire, écrire et servir son pays et les idéaux de l’humanité.

C’était l’homme qui dans ces conditions extrêmes, où même une plante d’Octavio Paz aurait fini par perdre sa patience et son espérance, était arrivé à lire par exemple en trois mois jusqu’à 85 ouvrages très « impegnativi » sans compter les quotidiens et autres revues !

C’était l’homme dont les idées et la sensibilité avaient séduit le cœur et l’esprit de l’aisé et généreux Piero Sraffa, Juif qui démentait le cliché du Juif avare et insensible aux malheurs des autres, qui avait fait de lui un ami.

Cet homme généreux avait fait d’agent di liaison entre Gramsci et le parti communiste.

Cet ami sincère s’était engagé à lui payer tous les ouvrages que requérait l’insatiable faim de livres qui taraudait l’esprit de Gramsci, et qui l’avait ainsi sauvé de l’enfer du geôle et des ténèbres de l’histoire.

Cet ami sensible lui payait aussi les médicaments dont il avait besoin.

Gramsci était l’homme dont les idées et la sensibilité avaient séduit le cœur et l’esprit de Tatiana Schucht, sa belle-sœur, qui avait dû sacrifier sa liberté de voyager ou de retourner à son pays, la Russie.

Elle s’était établie en Italie pour le suivre d’une prison à l’autre et elle ne l’avait jamais laissé tout seul dans sa disgrâce. Elle l’avait consolé de l’injustice qu’il subissait et elle lui avait procuré tout ce qu’il lui fallait (nourriture, médicaments, habits). Elle lui rendait visite et lui écrivait souvent des lettres et faisait tout son possible pour le soulager de la terrible solitude. Elle n’avait pas épargné ses forces et ses connaissances près les tribunaux pour essayer de le sortir de prison (combien de fois Gramsci s’était irrité du combat forcené qu’elle menait pour y réussir !)

Enfin c’est elle, Tatiana Schucht, qui avait plus tard joué un rôle déterminant pour assurer la sauvegarde des écrits magistraux, fort précieux de Gramsci ; ces mêmes écrits qui ont fait de Gramsci, le grand penseur politique, l’esprit universel que nous connaissons ; ces mêmes écrits qui ont fait de ce bambin sarde, d’origine modeste pour ne pas dire pauvre, inconnu, malade, qui travaillait déjà jusqu’à 10 heures par jour pour une misère afin de payer ses études… ; ces mêmes écrits qui ont fait de l’enfant de Ghilarza le génie universel que nous connaissons.

Je vais le présenter en ce qui suit par l’un de ses premiers articles journalistiques qui n’a pas perdu sa fraicheur et je ne pense pas qu’il la perdra un jour, en tout cas pas avant la mort de l’homme et de l’humanité.

Quant à sa belle(vraiment belle)-sœur, chers lecteurs, elle sera présentée par son portrait que j’ai moi-même exécuté – en guise d’hommage et de reconnaissance de ma part – et qui accompagnera mon présent écrit.

Bonne lecture donc !                           Abdelmalek Smari

 

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… le texte de Gramsci :

 

Opprimés et oppresseurs *

La lutte que l’humanité mène depuis un temps immémorial est vraiment une lutte merveilleuse; une lutte incessante avec laquelle elle tente d’arracher et déchirer tous les liens que la libido de domination d’un seul, d’une classe, ou même d’un peuple entier tentent de lui imposer.

C’est ici une épopée qui a eu des héros innombrables et qui a été écrite par les historiens du monde entier.

L’homme qui, à un certain moment se sent fort, avec la conscience de sa propre responsabilité et de sa propre valeur, ne veut pas que quelqu’un d’autre lui impose sa volonté et prétende contrôler ses actions et sa pensée.

Il semble que ce soit là un destin cruel qui attend les hommes avec cet instinct qui les domine ; l’instinct de vouloir se dévorer l’un l’autre, au lieu de faire converger leurs forces unies pour lutter contre la nature et la rendre de plus en plus utile aux besoins des hommes. 

En revanche quand un peuple se sent fort et aguerri, il pense tout de suite à attaquer ses voisins, pour les chasser et les opprimer.  Car il est clair que chaque vainqueur veut détruire le vaincu.

 

Mais l’homme qui est hypocrite par nature et faux, déjà, ne dit pas:  « Je veux conquérir pour détruire », mais, « Je veux conquérir pour civiliser. » Et tous les autres, qui l’envient mais qui attendent leur tour  pour faire de même, feignent d’y croire et applaudissent.

 

Ainsi avons-nous eu une civilisation qui a tardé à se diffuser et à avancer;  nous avons eu des races d’hommes, nobles et intelligents, qui ont été détruites ou qui sont en voie d’extinction. L’eau-de-vie et l’opium que les maîtres de la civilisation leur distribuaient abondamment, ont accompli leur œuvre délétère. 

Puis un jour une voix se lève:  « Un étudiant a tué le gouverneur anglais des Indes », ou: « Les Italiens ont été battus à Dogali », ou:  « Les Boxers ont exterminé les Européens missionnaires »;  et alors c’est la vieille Europe horrifiée qui peste contre les barbares, contre les sauvages et une nouvelle croisade est annoncée contre ces peuples malheureux.

Et sachez que  les peuples européens ont eu leurs oppresseurs et ils ont combattu des luttes sanglantes pour s’en libérer, et maintenant ils élèvent des statues et des souvenirs marmoréens à leurs libérateurs, à leurs héros, et ils érigent en religion nationale le culte des morts pour la patrie.

Et n’allez pas dire aux Italiens que les Autrichiens étaient venus pour nous apporter la civilisation:  car alors même les colonnes marmoréennes protesteraient.

Nous, bien sûr que nous sommes allés porter la civilisation et en effet maintenant ces peuples se sont affectionnés à nous et ils remercient le ciel d’avoir eu cette chance. Mais on sait;

 

sic vos non vobis.

 

La vérité consiste par contre dans un désir insatiable que tous les hommes ont de saigner leurs semblables, de leur arracher le peu qu’ils ont pu épargner avec de grands sacrifices.

Les guerres sont faites pour le commerce, pas pour la civilisation:  les Anglais ont bombardé je ne sais combien villes de la Chine parce que les Chinois ne voulaient pas entendre parler de leur opium. Et ça s’appelle civilisation!

Et Russes et Japonais se sont massacrés pour avoir le commerce de la Corée et de la Manchourie. On dilapide les substances des sujets, on leur ôte toute personnalité;  mais ça ne se suffit pas cependant aux civilisés modernes:  les Romains se contentaient de lier les vaincus à leur char triomphal, mais ils réduisaient ensuite à province la terre conquise:

 

maintenant on voudrait par contre que tous les habitants des colonies disparussent pour laisser place aux nouveaux venus.

 

Si après ça la voix d’un homme honnête se lève pour dénoncer ces arrogances et ces abus, que toute morale sociale et toute civilisation sainement entendues devraient empêcher, on lui rit au nez;  parce que c’est un ingénu et il ne connaît pas toutes les ergoteries machiavéliques qui soutiennent la vie politique. 

Nous, Italiens, nous adorons Garibaldi; ils nous ont enseigné, depuis notre enfance à l’admirer. Carducci nous a enthousiasmé avec sa légende garibaldienne:  si on demandait aux enfants italiens qu’est-ce qu’ils aimeraient être, la plupart choisirait sans doute d’être le héros blond.

Je me souviens qu’en une célébration de la commémoration de l’indépendance, un camarade me dit:  « mais pourquoi tous crient: Vive Garibaldi! et personne:  Vive le roi? » et moi je n’ai pas su lui en donner une explication.

Bref, en Italie des rouges aux verts, aux jaunes, tous idolâtrent Gairibaldi mais personne ne sait vraiment apprécier les hautes idéalités; et quand les matelots italiens sont envoyés à Crète pour baisser le drapeau grec élevé par les insurgés et remettre le drapeau turc, personne n’enleva un cri de protestation. 

Mais oui la faute était aux Candiotes qui voulaient troubler l’équilibre européen. Et personne parmi ces Italiens, qui peut-être dans ce jour-là même acclamaient le héros libérateur de la Sicile, ne pensa que si Garibaldi avait été encore vivant, il aurait même osé braver toutes les puissances européennes pour aider un peuple à acquérir sa liberté.

Et puis on proteste si quelqu’un vient nous dire que nous sommes un peuple de rhétorique! Et qui sait pour combien de temps encore durera ce contraste.

Carducci se demandait:  « Quand le travail sera-t-il heureux? Quand l’amour sera-t-il sûr? » Mais on attend encore la réponse, et qui sait qui saura la donner.

 

Beaucoup de gens disent que désormais tout ce que l’homme devait conquérir en matière de liberté et de civilisation, il l’a déjà obtenu, et qu’il ne lui reste plus maintenant que jouir du fruit de ses luttes.

 

Je crois par contre que nous avons bien autre chose à faire encore:  les hommes ne sont que badigeonnés de civilisation;  mais dès qu’ils sont éraflés, tout de suite leur pellace de loup apparaît. Les instincts sont apprivoisés mais pas détruits, et le droit du plus fort c’est le seul droit reconnu.

La Révolution française a abattu beaucoup de privilèges, elle a soulagé beaucoup d’opprimés;  mais elle n’a fait que remplacer une classe par une autre dans la domination.

 

Cependant elle a laissé un grand enseignement: les privilèges et les différences sociales, étant produits de la société et non de la nature, ils peuvent être dépassées.

 

L’humanité a besoin d’un autre torrent de sang pour effacer beaucoup de ces injustices:  que les dominants ne regrettent pas alors d’avoir laissé les foules dans un état d’ignorance et de férocité comme celui où elles se trouvent maintenant.  

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* In « Scritti politici » Antonio Gramsci - L’Unità – Editori Riuniti, Roma 1967

 

 

 

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